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Mais soudain une force effroyable lui dénoua les bras aussi aisément que des bras d’enfant, et lui-même fut repoussé comme un fétu ou une feuille sèche. Que s’était-il passé? Stupéfait, Vinicius se frotta les yeux et vit se dresser au-dessus de lui la gigantesque stature du Lygien Ursus qu’il avait rencontré autrefois dans la maison d’Aulus.

Le Lygien demeurait impassible. Mais ses yeux bleus fixaient sur Vinicius un regard si aigu que le jeune homme sentit son sang se glacer. Ursus, prenant alors sa reine dans ses bras, sortit du triclinium d’un pas ferme et assuré.

Acté le suivit.

Un instant, Vinicius resta comme pétrifié. Puis il se leva d’un bond et s’élança vers l’issue en criant:

– Lygie! Lygie!

Mais la violence de sa passion, la stupéfaction, la rage et l’ivresse lui fauchèrent les jambes. Il trébucha, se raccrocha aux épaules nues d’une bacchante et demanda, les paupières clignotantes:

– Que s’est-il passé?

Elle, avec un sourire dans ses yeux troubles, lui tendit une coupe.

– Bois, – dit-elle.

Vinicius but et roula à terre.

Les convives avaient, pour la plupart, disparu sous la table; quelques-uns titubaient par le triclinium; d’autres dormaient sur les lits de repos, au long de la table, ronflant ou, dans le sommeil, expectorant leur trop-plein de boisson; et sur les consuls ivres, sur les sénateurs, les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur tout ce monde tout-puissant encore et déjà privé d’âme, couronné et licencieux, et déjà sombrant à son déclin, sans trêve, de l’épervier d’or tendu sous la voûte, s’égrenaient des roses.

Dehors, pointait l’aube.

Chapitre VIII.

Personne n’arrêta Ursus, personne ne lui demanda ce qu’il faisait là. Les convives qui n’étaient pas encore sous la table avaient déserté leurs places; aussi les serviteurs, en voyant l’une des invitées aux bras du géant, avaient-ils songé à quelque esclave emportant sa maîtresse prise de vin. D’ailleurs, la présence d’Acté auprès d’eux avait écarté tout soupçon.

Ils passèrent ainsi du triclinium à une salle contiguë, puis, de là, dans une galerie qui menait chez Acté.

Lygie était si faible qu’elle gisait sur les bras d’Ursus comme une morte. Néanmoins, à la fraîcheur de la brise matinale, elle rouvrit les yeux. Peu à peu croissait la clarté du jour. Ils suivirent la colonnade et tournèrent vers un portique latéral donnant, non sur la cour, mais sur les jardins, où déjà les flèches des pins et des cyprès se rosaient d’aurore. Cette partie du palais était déserte; la musique et les bruits du festin y parvenaient à peine. Lygie se crut arrachée aux enfers et transportée au jour du bon Dieu. Ainsi, il y avait autre chose au monde que cet abject triclinium: il y avait le ciel, l’aurore, la lumière et le calme. Soudain, des sanglots secouèrent la jeune fille, qui se serra contre l’épaule du géant, en répétant à travers ses larmes:

– À la maison, Ursus! À la maison! Chez les Aulus!…

– Partons! – fit Ursus.

Ils avaient atteint le petit atrium des appartements d’Acté. Ursus ayant déposé Lygie sur un banc de marbre, à l’écart de la fontaine, la jeune femme s’efforça de l’exhorter au calme et au repos, lui affirmant qu’elle n’avait à redouter aucun danger, les convives devant dormir jusqu’au soir. Lygie mit longtemps à se calmer. Se comprimant les tempes avec ses mains, elle répétait comme un enfant:

– À la maison! Chez les Aulus!…

Ursus était prêt. Aux portes, il est vrai, veillaient des prétoriens, mais cela ne pouvait les empêcher de s’en aller, les soldats n’arrêtant pas ceux qui partaient. Devant l’arc de l’entrée fourmillaient les litières, et bientôt les invités allaient sortir en masse. On n’arrêterait personne. Ils se mêleraient à la foule et iraient droit à la maison. Et puis, quoi? Sa reine ordonnait, il n’avait qu’à obéir. Il était là pour cela.

Lygie répétait:

– Oui, Ursus, allons-nous-en.

Mais Acté comprit qu’elle devait avoir de la raison pour eux deux. Sortir, oui! Personne n’empêcherait leur départ. Mais s’enfuir de la maison de César était chose défendue, tenue pour crime de lèse-majesté. Ils s’en iraient; et, dès le soir, un centurion escorté de ses soldats apporterait la sentence de mort à Aulus, à Pomponia Græcina, et ramènerait Lygie au palais. Alors, plus rien ne la sauverait. Si les Aulus la recevaient, leur mort était certaine.

Lygie en fut au désespoir: aucune issue. Il lui fallait choisir entre la perte des Plautius et la sienne. En allant au festin, elle avait eu l’espoir que Pétrone et Vinicius intercéderaient pour elle et la rendraient à Pomponia. À présent, elle savait que c’était eux-mêmes qui avaient persuadé César de la reprendre aux Aulus. Aucune issue. Un miracle pouvait seul la tirer de cet abîme, un miracle et la toute-puissance divine.

– Acté, – gémit-elle avec désespoir, – as-tu entendu ce qu’a dit Vinicius, que César m’a donnée à lui et que ce soir il m’enverra chercher par ses esclaves pour me prendre dans sa maison?

– J’ai entendu, – fit Acté.

Elle écarta ses bras en signe d’impuissance et demeura silencieuse. Le désespoir qui étreignait la voix de Lygie n’éveillait pas d’écho dans son cœur. Elle-même n’avait-elle pas été la maîtresse de Néron? Bien que foncièrement bonne, elle n’en était pas moins incapable de sentir la honte d’une telle liaison. Naguère esclave, elle ne pouvait se défaire de la coutume d’esclavage. Et puis, elle aimait toujours Néron. Qu’il daignât revenir à elle, et elle tendrait les bras vers ce bonheur. Elle voyait bien maintenant que Lygie devait devenir la maîtresse de ce jeune et beau Vinicius, ou bien se vouer elle-même, avec la famille qui l’avait élevée, à une perte certaine. Acté ne pouvait donc comprendre les hésitations de la jeune fille.

– Dans la maison de César, – dit-elle, – tu ne serais pas plus en sûreté que dans celle de Vinicius.

Elle ne songeait nullement qu’en dépit de leur exactitude, ses paroles voulaient dire: «Résigne-toi à ton sort et sois la concubine de Vinicius». Mais Lygie, qui sentait encore sur ses lèvres les baisers brûlants et pleins d’un bestial désir, devint pourpre de honte.

– Jamais! – s’écria-t-elle avec indignation. – Je ne resterai ni ici, ni chez Vinicius, jamais!

Sa surexcitation étonna Acté.

– Tu hais donc tant Vinicius? – demanda-t-elle.

Mais une nouvelle explosion de sanglots secoua Lygie, qui ne put répondre. Acté l’attira contre sa poitrine et s’efforça de l’apaiser. Ursus haletait lourdement et crispait ses formidables poings: avec son amour de chien fidèle, il ne pouvait se résigner à voir sa reine en pleurs. Dans son cœur de Lygien à demi sauvage grondait le désir de retourner au triclinium pour y étrangler Vinicius, et au besoin César. Il hésitait pourtant à en faire part à sa maîtresse: cette action, si simple en apparence, conviendrait-elle à un adepte de l’Agneau crucifié?

Acté, après avoir un peu calmé Lygie, lui répéta sa question: