– Alors, tu le hais donc bien?
– Non, – répondit Lygie, – il m’est défendu de haïr, je suis chrétienne.
– Je sais, Lygie; je sais aussi, par les lettres de Paul de Tarse, que vous devez ne pas vous soumettre au déshonneur, et craindre le péché plus que la mort. Mais, dis-moi, ta doctrine permet-elle de causer la mort d’autrui?
– Non.
– Alors, comment oserais-tu attirer la colère de César sur la maison des Aulus?
Un silence se fit. Le gouffre béant s’ouvrait de nouveau devant Lygie. La jeune affranchie reprit:
– Je te pose cette question parce que j’ai pitié de toi, de la bonne Pomponia, d’Aulus et de leur enfant. Depuis longtemps j’habite cette maison, et je sais ce que vaut la colère de César. Non! Vous ne pouvez vous enfuir d’ici. Un seul moyen te reste: supplie Vinicius de te rendre à Pomponia.
Mais Lygie tomba à genoux, afin d’adresser une prière à quelqu’un d’autre. Ursus l’imita, et tous deux, à la lueur de l’aube, priaient dans la maison de César.
Pour la première fois, Acté assistait à une telle invocation, et elle ne pouvait détacher ses regards de Lygie qui, tournée de profil, la tête et les mains levées, implorait le ciel, comme si elle n’eût attendu le salut que de là. Les rayons de l’aurore caressaient ses cheveux sombres, son peplum blanc, et se reflétaient dans ses yeux; toute en clarté, elle semblait clarté elle-même. Son visage pâli, ses lèvres mi-closes, ses mains tendues vers le ciel, ses yeux, révélaient une exaltation supra-terrestre. Acté comprit alors pourquoi Lygie ne pouvait devenir une concubine. Devant l’ancienne maîtresse de Néron un voile s’entrouvrit sur un monde absolument différent de celui qui lui était familier. Une telle prière, dans ce palais du crime et de l’infamie, la stupéfiait. L’instant d’avant, elle était persuadée qu’il n’existait pour Lygie aucune issue; à présent, elle commençait à croire à une intervention surnaturelle, à une aide formidable devant laquelle César lui-même serait impuissant, ou bien que descendraient du ciel pour porter secours à la jeune fille, des cohortes ailées, ou encore que le soleil lui ferait un lit de rayons et l’attirerait à lui. Déjà, elle avait entendu parler des nombreux miracles qui s’accomplissaient parmi les chrétiens, et, malgré elle, elle les tenait pour vrais en voyant Lygie prier de cette façon.
Enfin, celle-ci se releva, le visage illuminé d’espoir. Ursus se releva de même et alla s’asseoir sur ses talons, près du banc, regardant sa maîtresse et attendant qu’elle parlât.
Les yeux de Lygie se voilèrent, et deux grosses larmes roulèrent lentement sur ses joues.
– Dieu bénisse Pomponia et Aulus! – dit-elle. – Je n’ai pas le droit de causer leur perte; ainsi, plus jamais je ne les reverrai.
Puis, se tournant vers Ursus, elle dit qu’il était seul à lui rester en ce monde et qu’il devait lui tenir lieu de père et de protecteur. Ils ne pouvaient chercher un refuge chez les Aulus, sous peine d’attirer sur eux la colère de César; mais ils ne pouvaient davantage rester chez César, ni chez Vinicius. Ursus la prendrait, la mènerait hors de la ville, la cacherait quelque part où ne la découvriraient ni Vinicius ni ses gens. Elle le suivrait partout, même au-delà des mers, au-delà des monts, jusque chez les Barbares, où jamais n’aurait retenti le nom romain, ni pénétré la puissance de César.
Ainsi, Ursus la sauverait, car nul ne lui restait que lui.
Le Lygien était prêt. En signe d’obéissance, il lui entoura les genoux de ses bras. Mais le visage d’Acté, qui s’était attendue à un miracle, exprima la désillusion. Ainsi, la prière n’avait pas d’autre effet? S’enfuir de la maison de César, c’était commettre un crime de lèse-majesté qui serait châtié; et, même si la jeune fille parvenait à se cacher, César s’en vengerait sur les Aulus. Si elle voulait fuir, mieux valait le faire de chez Vinicius. De cette façon, César, qui n’aimait pas à s’immiscer dans les affaires des autres, se refuserait peut-être à aider les recherches de Vinicius. En tout cas elle ne pourrait plus être accusée de lèse-majesté.
Lygie avait déjà eu cette pensée. Les Aulus ne sauraient pas où elle se trouverait, même Pomponia… Elle s’enfuirait, non de chez Vinicius, mais pendant le trajet. Sous l’influence de l’ivresse, il lui avait dit que, le soir, il l’enverrait chercher par ses esclaves. Ce devait être vrai, car, à jeun, il ne se fût point trahi ainsi. Sans doute que, seul ou avec Pétrone, il s’était entretenu avec César avant le festin, et qu’il avait obtenu de lui la promesse de la lui livrer dans la soirée du lendemain. Mais Ursus la sauverait. Il viendrait, l’enlèverait de la litière comme il l’avait enlevée du triclinium, et ils s’en iraient à l’aventure. Personne ne pouvait tenir tête à Ursus; le terrible lutteur du triclinium lui-même était incapable de lui résister. Mais, comme il était probable que Vinicius aurait l’idée de la faire escorter par ses esclaves, Ursus allait se rendre sur-le-champ chez l’évêque Linus, pour lui demander conseil et assistance. L’évêque aurait pitié d’elle, ne l’abandonnerait pas à Vinicius, et il ordonnerait aux chrétiens d’aider Ursus à la délivrer. Celui-ci trouverait ensuite le moyen de la faire sortir de la ville et de la soustraire à la puissance romaine.
Le visage de Lygie devint rose et souriant. Elle reprit courage, comme si son espoir de salut était déjà une réalité. Se jetant au cou d’Acté, elle lui appliqua sur la joue ses lèvres exquises en balbutiant:
– Tu ne nous trahiras pas, Acté? N’est-ce pas?
– Sur l’ombre de ma mère, – répondit l’affranchie, – je te jure de ne pas vous trahir! Prie ton Dieu qu’Ursus trouve le moyen de te délivrer.
Les yeux du géant, bleus et naïfs comme ceux d’un enfant, rayonnaient de bonheur. Il ne trouvait rien, bien qu’il torturât sa pauvre tête. Cependant, il saurait bien accomplir une chose aussi simple. Le jour, la nuit, qu’importe? Il irait trouver l’évêque, qui sait lire au ciel ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Il est vrai que même sans lui, il pourrait bien rassembler les chrétiens. Il connaissait assez de gens: des esclaves, des gladiateurs, des hommes libres, à Suburre et de l’autre côté des ponts. Il en pourrait réunir un millier, et même deux; il enlèverait sa reine et saurait bien lui faire quitter la ville, ainsi que la guider dans le voyage. Il irait jusqu’au bout du monde, ou dans son pays, là où jamais personne n’a même entendu parler de Rome.
Il regardait fixement devant lui, comme s’il eût évoqué des choses d’un temps infiniment lointain. Et il murmurait:
– Vers nos forêts… Ah! ces forêts, ces forêts…
Mais il secoua ses visions.
Il irait donc sans tarder chez l’évêque; le soir venu, il se posterait, avec cent hommes, à l’affût de la litière. Et non seulement des esclaves, mais même des prétoriens, pouvaient faire escorte! Il ne conseillait à aucun homme de se risquer sous ses poings, fût-il cuirassé de fer! Le fer n’est pas déjà si résistant. En frappant bien sur du fer, la tête qu’il recouvre n’est guère en sûreté.
Mais Lygie, avec une gravité enfantine, sentencieusement leva un doigt et dit:
– Ursus! «Tu ne tueras point.»
Le Lygien passa derrière sa tête son bras semblable à une massue et, tout en se frottant la nuque avec perplexité, il se mit à grommeler qu’il fallait pourtant bien qu’il la reprit, elle, «sa clarté»… N’avait-elle pas dit elle-même que son tour à lui était venu… Il s’efforcerait, autant que possible, de… Mais si, involontairement?… Il fallait pourtant qu’il la reprit! Enfin, s’il arrivait malheur, il ferait tant pénitence, il implorerait tellement l’innocent Agneau, que l’Agneau crucifié aurait pitié de lui, pauvre homme… Il ne voudrait pas offenser l’Agneau! Seulement il avait la main lourde…