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Vinicius, qui depuis longtemps n’avait pas revu la ville, regardait, curieux, ce grouillement humain et ce Forum Romanum, à la fois régnant sur le flot montant de l’univers et par lui submergé. Pétrone, devinant la pensée de son compagnon, l’appela le «Nid des Quirites sans Quirites». De fait, l’élément indigène était en quelque sorte noyé dans cette cohue, mélange de toutes les races et de toutes les nations. On y voyait des Éthiopiens, des géants à chevelures blondes des lointaines contrées du Nord, des Bretons, des Gaulois, des Germains; des habitants du pays des Sères, aux regards obliques, ceux des bords de l’Euphrate et ceux des rives de l’Indus, avec leur barbe teinte de couleur rouge brique; des Syriens des bords de l’Oronte, aux yeux noirs insinuants; des nomades des déserts d’Arabie, desséchés jusqu’aux os; des Juifs à la poitrine cave, des Égyptiens au sourire éternellement indifférent, des Numides et des Africains; puis, aussi, des Grecs de l’Hellade, possédant la ville sur le même pied d’égalité que les Romains, mais la dominant par la science, l’art, l’intelligence et l’astuce; et encore des Grecs des Îles et de l’Asie Mineure, et de l’Égypte, et de l’Italie, et de la Gaule narbonnaise. Et, parmi la foule des esclaves aux oreilles trouées, ils ne faisaient pas défaut ces gens libres, oisifs, que César amusait, nourrissait, voire même habillait, et ces autres, nouveaux venus, attirés dans la ville immense par la facilité de la vie et l’espoir d’y faire fortune; il n’y manquait pas de marchands et de prêtres de Sérapis, palmes en main, et de prêtres d’Isis, sur l’autel de qui abondaient plus les offrandes que dans le temple de Jupiter Capitolin, et de prêtres de Cybèle, porteurs des fruits dorés du maïs, et de prêtres de divinités vagabondes, et de danseuses orientales avec leurs mitres aux couleurs chatoyantes, et de marchands d’amulettes, et de charmeurs de serpents, et de mages de Chaldée, enfin de gens sans métier aucun qui, chaque semaine, s’en venaient mendier du blé dans les greniers des bords du Tibre, se battaient dans les cirques pour s’arracher des billets de loterie, passaient leurs nuits dans les maisons délabrées des quartiers transtévérins et les journées de soleil et de chaleur sous les cryptoportiques, dans les ignobles bouges de Suburre, sur le pont Milvius, ou à la porte des insulae des puissants, d’où on leur jetait de temps en temps les restes de la table des esclaves.

Ces foules connaissaient bien Pétrone. Vinicius entendait sans cesse résonner à ses oreilles: Hic est! – C’est lui! – On l’aimait pour sa générosité, et il était devenu surtout populaire le jour où l’on avait appris qu’il était intervenu, devant César, contre l’arrêt condamnant à mort, sans distinction d’âge ni de sexe, toute la familia du préfet Pedanius Secundus, tyran assassiné par l’un de ses esclaves dans un moment de désespoir. Pétrone, à vrai dire, allait répétant partout que cela lui importait peu et que si, dans l’intimité, il en avait parlé à César, c’était en tant qu’arbitre des élégances, parce que ses sentiments esthétiques étaient froissés de cette tuerie barbare, digne, non pas de Romains, mais à peine de Scythes. Néanmoins, le peuple, que ce massacre avait révolté, affectionnait Pétrone depuis lors.

Lui s’en souciait fort peu. Il n’oubliait pas que ce peuple avait aussi aimé Britannicus que Néron avait empoisonné, Agrippine qu’il avait fait assassiner, Octavie qu’on avait étouffée sur la Pandataria, non sans lui avoir tout d’abord ouvert les veines dans un bain de vapeur, et Rubellius Plautius qu’on avait exilé, et Thraséas, à qui, chaque jour, on pouvait signifier son arrêt de mort. Bien plutôt, l’amour du peuple pouvait être tenu comme mauvais présage, et son scepticisme n’empêchait pas Pétrone d’être superstitieux. Il avait deux raisons de mépriser la foule: d’abord comme aristocrate, ensuite comme esthète. Ces gens sentant les fèves grillées qu’ils portaient à même leur poitrine, sans cesse enroués et suants tant ils jouaient à la mora au coin des rues et sous les péristyles, ne méritaient pas, à ses yeux, le nom d’hommes.

C’est pourquoi, dédaignant de répondre aux applaudissements comme aux baisers qu’on lui envoyait de-ci, de-là, il narrait à Marcus l’affaire de Pedanius et raillait l’inconstance de cette populace, hier soulevée, et applaudissant le lendemain Néron lorsqu’il se rendait au temple de Jupiter Stator.

Devant la librairie d’Aviranus, il fit arrêter et descendit pour acheter un luxueux manuscrit qu’il remit à Vinicius.

– C’est un cadeau pour toi, dit-il.

– Merci, – répondit Vinicius, qui regarda le titre et demanda: – Le Satyricon? C’est nouveau. De qui est-ce?

– De moi. Mais je ne veux marcher sur les traces ni de Rufin, dont je devais te raconter l’histoire, ni de Fabricius Veiento; aussi, personne n’en sait rien; et toi, n’en parle à personne.

– Tu me disais que tu n’écrivais pas de vers, – observa Vinicius en feuilletant le manuscrit, – et je vois ici que la prose en est abondamment parsemée.

– Quand tu le liras, porte ton attention sur le repas de Trimalcion. Pour ce qui est des vers, j’en suis dégoûté depuis que Néron s’est mis à écrire des épopées. Vois-tu, quand Vitellius veut se soulager, il s’introduit dans la gorge une palette d’ivoire; d’autres se servent de plumes de flamant imprégnées d’huile ou d’une décoction de serpolet. Moi, je lis les poésies de Néron et l’effet est immédiat. Ceci fait, je puis les louer, sinon avec la conscience libre, du moins avec l’estomac libre.