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La situation était en fait encore plus grave. Les ordinateurs ne pouvaient traiter qu’un infime pourcentage des opérations car leur nombre dépassait de beaucoup tout ce qui avait été prévu. En langage informatique, le système financier mondial entrait en « cycle de décalage ». Des milliards d’instructions non prioritaires furent mises en attente.

Dans la plupart des cas les comptes bancaires électroniques des particuliers ne furent débités que des heures ou des jours plus tard. Lorsque les petits épargnants apprirent de quoi il retournait, ils s’empressèrent de solder le crédit qui apparaissait sur leurs comptes avant que toutes les transactions n’aient été enregistrées. Le temps que les gouvernements et les institutions économiques prennent des mesures pour redresser la situation, il était trop tard. Le système s’était effondré.

Pour reconstituer la totalité des opérations il faudrait récupérer les fichiers de sauvegarde stockés dans des centres de contrôle disséminés sur toute la surface du globe.

Le réseau électronique de gestion resta inutilisable pendant plus de trois semaines. Nul ne connaissait sa situation financière. Les espèces appartenaient à une période révolue et seuls quelques excentriques et collectionneurs avaient de quoi régler leurs achats de première nécessité. Le troc redevint de rigueur pour se procurer de tels produits et ce furent l’amitié et les relations qui permirent à bien des gens de survivre. Mais ce n’était qu’un début. Dès que l’organisation internationale responsable du système de gestion mondial annonçait qu’elle allait rétablir les liaisons et implorait les particuliers de n’utiliser leurs terminaux « qu’en cas d’urgence », ses appels étaient ignorés. Les demandes saturaient le réseau qui cessait à nouveau de fonctionner.

Deux semaines plus tard les scientifiques trouvèrent une explication à la luminosité exceptionnelle de la comète de Halley, mais ce fut seulement après quatre mois d’attente que le S.M.T. put fournir des informations fiables aux épargnants. Le coût de cette longue période de chaos était incalculable. Le temps de rétablir une activité économique électronique normale, le monde subissait une violente récession qui ne cesserait de s’aggraver pendant les douze années suivantes. Et un demi-siècle serait nécessaire pour permettre au produit mondial brut de retrouver des niveaux comparables à ceux atteints avant le krach de 2134.

5. APRÈS LE KRACH

Nul n’eût songé à nier que le Grand Chaos avait profondément altéré la société humaine. Rien ne fut épargné. Les éléments catalyseurs de cet effondrement brutal de l’ordre établi furent le krach boursier et la dislocation du système financier mondial qui en résulta, mais ces causes n’auraient pu à elles seules plonger le monde dans cette période de récession sans précédent. Tout se serait résumé à une tragi-comédie, sans l’imprévoyance des leaders politiques qui avaient nié ou ignoré les problèmes économiques. Ils réagirent par des trains de mesures déconcertantes et/ou sans fondement, avant de céder au découragement et de se résigner en constatant que la crise ne faisait que s’aggraver et s’étendre. Toutes les tentatives effectuées pour coordonner les initiatives au niveau mondial étaient condamnées à l’échec, car les dirigeants souhaitaient avant tout ménager leur collège électoral.

Il devint évident après coup que le processus d’internationalisation du monde entamé au XXIe siècle comportait au moins un défaut important. Si maintes activités – télécommunications, commerce, transports (terrestres et spatiaux), réglementation des changes, maintien de la paix, information et protection de l’environnement, pour citer les principales – étaient effectivement devenues internationales (et même interplanétaires, avec les colonies), la plupart des traités qui mettaient en place ces institutions incluaient des codicilles permettant aux signataires de s’en retirer si les décisions prises dans le cadre de ces accords « nuisaient à leurs intérêts ». En d’autres termes, chaque nation fondatrice de tels organismes était libre de reprendre unilatéralement sa liberté si elle ne s’estimait pas satisfaite.

Le monde avait connu une période de stabilité et de prospérité exceptionnelle, avant l’arrivée du premier vaisseau raméen. Après le traumatisme provoqué par l’impact dévastateur d’une comète en 2077, près de Padoue en Italie, la croissance avait été modérée pendant un demi-siècle. Si ce n’est lors de quelques récessions économiques brèves et peu sévères, le niveau de vie s’était amélioré dans la plupart des pays. Guerres et soulèvements populaires réclamaient toujours leur tribut, surtout dans les nations sous-développées, mais les efforts des grandes puissances permettaient de résoudre ces crises avant qu’elles ne deviennent incontrôlables. Rien ne mit véritablement à l’épreuve la stabilité des nouveaux organismes mondiaux.

Le passage de Rama I fut à l’origine de nombreux changements. Excalibur et d’autres projets coûteux décidés après la venue du vaisseau extraterrestre furent financés par des ponctions dans divers budgets. Dès 2132, des mouvements prônant des réductions fiscales afin d’accroître le pouvoir d’achat des particuliers obtinrent la suppression de certaines dépenses gouvernementales et fin 2133 les institutions internationales privées de subsides manquaient de personnel et d’efficacité. Le krach mondial ébranla une société où le doute s’était déjà implanté dans les esprits quant à l’utilité de telles organisations. Au sein du chaos financier, cesser de financer les seules instances capables de mettre un frein au désastre représenta une solution de facilité pour les politiciens imprévoyants de diverses nations.

Les horreurs du Grand Chaos sont relatées dans tous les livres d’histoire. Les deux premières années, les problèmes majeurs furent une augmentation vertigineuse du chômage et des banqueroutes, mais les difficultés financières étaient moins graves que la multiplication des sans-abri et des mal-nourris. Des communautés d’individus qui vivaient sous des tentes ou de simples cartons allèrent s’installer dans les jardins publics de toutes les grandes villes pendant l’hiver 36-37 et les municipalités tentèrent avec courage de leur fournir de quoi subsister. Une telle politique devait limiter les problèmes posés par la présence présumée temporaire de ces hordes de défavorisés privés d’emploi et de nourriture, mais en l’absence d’un redressement économique ces bidonvilles ne disparurent pas. Ils devinrent un composant permanent de la vie urbaine, des tumeurs en expansion, des cités dans la cité, avec un ensemble d’activités et d’intérêts fondamentalement différents de ceux des agglomérations qui assuraient leur existence. Au fil du temps, ces communautés devinrent des creusets d’agitation et de désespoir. Ces enclaves enchâssées au cœur des métropoles menaçaient d’exploser et de détruire ces dernières. Malgré l’angoisse que cette épée de Damoclès faisait peser sur le monde, l’hiver 37-38 exceptionnellement rigoureux s’acheva sans que la trame de la civilisation eût été sérieusement affaiblie par cette anarchie urbaine.

Le début de l’année 2138 fut marqué par divers événements qui se déroulèrent en Italie. Michele Balatresi, un jeune novice franciscain qui serait plus tard connu dans le monde entier sous le nom de saint Michel de Sienne, focalisa l’attention et interrompit pour un temps la désagrégation de la société. Michel était un génie polyglotte, un chef politique et spirituel charismatique qui savait choisir ses objectifs et son moment. Il apparut sur la scène mondiale en Toscane, issu apparemment de nulle part, porteur d’un message religieux passionné qu’il adressait au cœur et à l’esprit des citoyens du monde effrayés ou privés de leurs droits les plus élémentaires. Il fut à l’origine d’un mouvement qui se répandit spontanément dans le monde entier et ses disciples eurent tôt fait de représenter une menace potentielle pour les gouvernants. Michel réclamait une solution collective aux maux que connaissait notre espèce. En juin 2138, lorsqu’il fut assassiné en d’épouvantables circonstances, l’humanité crut voir s’éteindre sa dernière lueur d’espoir. La civilisation qui avait maintenu un semblant de cohésion grâce à ses prêches et un fil ténu de traditions s’effondra brusquement.