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Quatre heures plus tard Francesca sortit sur le balcon pour fumer une cigarette dans la fraîcheur de ce mois de décembre. Elle avait enfilé l’épaisse robe de chambre de l’hôtel. Au moins, ce n’est pas comme en Californie, se dit-elle en inhalant la fumée à pleins poumons. Au Texas, on trouve encore quelques balcons réservés aux fumeurs. Ces fanatiques de la côte Ouest nous pourchasseraient comme des criminels, s’ils le pouvaient.

Elle se déplaça le long de la rambarde pour mieux voir un jet supersonique et s’imagina à bord d’un tel appareil, le lendemain, pour son retour à Rome. Celui-ci venait peut-être de Tokyo, la capitale économique du monde avant le Grand Chaos. Après avoir été victime d’un manque de matières premières catastrophique au milieu du siècle, le Japon était redevenu un pays prospère. Elle regarda l’appareil atterrir puis leva les yeux sur le ciel étoile. Elle tira sur sa cigarette puis suivit des yeux la fumée qui dérivait lentement dans les airs.

Le plus important de tous tes reportages va bientôt débuter, Francesca, se dit-elle. Une opportunité de devenir immortelle ? Au moins passeras-tu à la postérité en tant que membre de la mission Newton. Elle tenta d’imaginer les créatures fantastiques qui avaient créé et lancé ces deux vaisseaux titanesques. Mais ses pensées revinrent rapidement vers le monde réel et les contrats signés par David Brown dans l’après-midi.

Nous voici associés, très cher docteur Brown. J’ai mené à bon terme la première partie de mes projets. Et sauf erreur grossière, c’est une lueur d’intérêt que j’ai vue briller dans vos yeux, aujourd’hui. Après la fin des tractations Francesca lui avait donné un baiser de pure forme. Ils étaient seuls dans son cabinet de travail et elle avait cru un instant qu’il le lui rendrait avec plus de passion.

Elle termina sa cigarette, écrasa le mégot dans le cendrier et rentra dans la chambre. Elle entendit les sifflements d’une respiration lourde dès qu’elle ouvrit la porte. Reggie Wilson, nu et couché sur le dos dans le grand lit défait, troublait le silence avec ses ronflements. Tu es bien équipé pour affronter la vie et les femmes, commenta-t-elle en silence. Mais l’existence n’est pas une compétition d’athlétisme et tu m’intéresserais bien plus si tu possédais un peu de subtilité, pour ne pas dire de finesse.

7. RELATIONS PUBLIQUES

L’aigle solitaire prenait son essor dans la clarté de l’aube. Loin au-dessus des marais, il vira sur un souffle de vent océanique puis fila vers le nord en longeant la côte. En contrebas, des sables brun clair et blanc du rivage aux îles, aux rivières et aux baies qui s’étendaient sur des kilomètres à l’ouest, un ensemble morcelé de bâtiments reliés par des routes asphaltées brisait la monotonie des prairies et des marécages. Soixante-quinze ans plus tôt le port spatial Kennedy était un des six lieux de la Terre où des voyageurs qui débarquaient d’un T.G.V. ou d’un long-courrier pouvaient prendre une navette à destination des S.O.B. (Stations en Orbite Basse). Mais le Grand Chaos l’avait métamorphosé en simple souvenir spectral d’une culture autrefois florissante. Ses portiques et ses tunnels de liaison étaient livrés aux mauvaises herbes, aux oiseaux aquatiques, aux alligators et aux innombrables insectes de la Floride.

Dans les années 2160, après deux décennies d’inactivité totale, ces lieux avaient retrouvé une certaine animation. Tout d’abord utilisés en tant qu’aéroport, ils étaient progressivement devenus un centre de transit, qui desservait la côte atlantique de la Floride. La reprise des lancements de navettes au milieu des années 70 avait été à l’origine de la remise en état des pas de tir et à présent, en décembre 2199, plus de la moitié de ce vieux port spatial était rénovée pour faire face à l’accroissement du trafic entre la Terre et l’espace.

D’une des fenêtres de son bureau Valeriy Borzov regarda l’aigle regagner avec grâce son nid perché dans les hauteurs d’un des rares grands arbres de la base. Il aimait les oiseaux. Ils le fascinaient depuis son enfance, qu’il avait passée en Chine. Il lui arrivait de rêver d’une planète fantastique aux cieux obscurcis par des multitudes de créatures ailées. Il se souvenait avoir demandé à son père si les humains avaient trouvé des biotes volants dans Rama I, et de la déception due à sa réponse.

Le général entendit des grondements et alla regarder par l’autre fenêtre. L’élément propulseur des deux vaisseaux du module Newton sortait du hangar d’essai sur une énorme plate-forme chenillée. Après avoir subi des tests supplémentaires suite à une défaillance du contrôleur ionique, il serait chargé cet après-midi même à bord d’une navette-cargo qui l’emporterait jusqu’au chantier spatial de S.O.B.-2. Tous les exercices de simulation devant avoir lieu dans l’espace se dérouleraient à S.O.B.-3, où était entreposé le matériel de réserve. Ils ne partiraient pour S.O.B.-2 qu’une semaine avant le lancement.

Plus au sud, un car électrique s’arrêta devant les bureaux pour laisser descendre une poignée de passagers, dont une femme blonde en pantalon de soie noire et chemisier assorti strié de rayures jaunes verticales. Elle se dirigea d’une démarche souple vers l’entrée du bâtiment. Le général Borzov ne put s’empêcher d’admirer ses formes et se rappela que Francesca Sabatini avait exercé la profession de mannequin avant d’entamer une carrière de journaliste. Il se demanda quels étaient ses buts et pourquoi elle avait insisté pour le rencontrer avant la réunion prévue dans la matinée.

Une minute plus tard il l’accueillait à la porte de son bureau.

— Bonjour, signora Sabatini.

— Toujours aussi respectueux des usages, général ? s’enquit-elle en riant. Même quand nous sommes seuls ?

De toute l’équipe, il n’y a que vous et les Japonais qui ne m’appelez pas par mon prénom.

Elle remarqua l’attention qu’il lui portait et baissa instinctivement les yeux sur sa tenue pour s’assurer qu’elle était irréprochable.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-elle finalement. Il sursauta.

— C’est sans doute votre chemisier, mais vous m’avez fait penser à une tigresse prête à bondir sur une malheureuse antilope. Ce doit être mon grand âge, ou mon esprit qui commence à me jouer des tours.

Il l’invita à entrer.

— On m’a déjà dit que je ressemblais à une chatte, jamais à une tigresse.

Elle s’assit dans le fauteuil qu’il lui désignait et miaula en arborant un sourire espiègle.

— Une inoffensive minette domestique.

— Permettez-moi d’en douter. Je pourrais vous trouver de nombreux qualificatifs, mais pas celui d’inoffensive, rétorqua Borzov en gloussant avant de recouvrer brusquement son sérieux. Alors, que puis-je pour vous ? Vous voulez m’entretenir d’une affaire importante et urgente, m’avez-vous dit ?

Elle sortit de sa mallette une feuille qu’elle lui tendit.

— Voici le programme de nos rapports avec la presse. Je ne l’ai étudié qu’hier avec les relations publiques et les chaînes de télévision mondiales. Sur les interviews des cosmonautes, seules cinq ont été réalisées. Quatre autres étaient prévues pour ce mois, mais en décidant de prolonger les simulations pendant trois jours lors de la prochaine série d’exercices, vous supprimez le temps imparti aux entretiens avec Wakefield et Turgenyev.

Elle fit une pause pour s’assurer qu’il assimilait ses propos.