— Les voyages coûtent cher, dit Ryan. Qui peut se les payer, à part ceux qui se déplacent pour leur métier ? »
Celia se pencha en avant, brandissant son doigt, une idée enthousiaste dans les yeux. « Alors tout le monde devrait être soldat ou troisième secrétaire. »
Ryan aussi leva un doigt. « Mais qui resterait pour s’occuper des champs ? Ou pour aller à l’église. On ne peut pas laisser tous ces prêtres sans fidèles. De qui recevraient-ils la confession ? »
Elle fronça les sourcils. « C’est vrai, je n’y avais pas pensé.
— Pourquoi m’avez-vous adressé la parole ? »
Le sourire de Celia se fit hésitant. La question le taraudait depuis le soir où ils avaient dansé ensemble, mais il se surprenait en la lui soumettant.
« À Malahide, je veux dire. Pourquoi êtes-vous venu vers moi ?
— C’est une question gênante, Albert Ryan. »
Elle porta son verre à ses lèvres.
« J’aimerais quand même savoir. »
Celia posa son verre sur la table, contemplant les bulles qui pétillaient autour des glaçons.
« Je vous ai vu entrer, dit-elle. J’ai vu votre manière de marcher. J’ai pensé : cet homme-là n’est pas comme les autres. Tous ces petits garçons, politiciens, fonctionnaires, ronds-de-cuir au menton affaissé qui taillent leur crayon en surveillant la pendule. Vous étiez visiblement différent d’eux. Vous étiez visiblement… autre chose. » Elle releva les yeux. « Et aussi, vous aviez l’air un peu triste. »
Ryan se sentit nu, comme si le regard fixé sur lui transperçait sa chemise. C’était insupportable, jusqu’au moment où elle le désarçonna par un brusque sourire.
« Et quand vous avez ouvert la bouche, vous étiez comme un gamin à son premier bal. Je voyais presque votre mère cracher sur son mouchoir et vous essuyer le visage avant de vous laisser sortir.
— Cela fait longtemps que ma mère ne m’a pas débarbouillé, dit Ryan. Presque un mois, pour être exact. »
Elle éclata d’un rire clair et la main qu’elle posa sur son genou lui contracta le ventre. Il s’excusa et partit à la recherche des toilettes. Il les trouva dissimulées dans un coin au fond de la salle. L’odeur du désinfectant et des déchets humains l’accueillit quand il ouvrit la porte.
Ryan entra dans une cabine, évitant le bac qui servait d’urinoir. Il préférait l’intimité d’un espace fermé plutôt que cette position vulnérable. Lorsqu’il eut terminé, il tira la chaîne et entendit le grondement de la chasse.
Quand il ressortit, un homme mouillait un peigne au lavabo. Puis il se regarda dans le miroir en coiffant ses épais cheveux noirs.
Ryan sut aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un habitant de la région, avec son costume anthracite trop bien coupé, sa peau trop basanée. L’homme recula pour permettre à Ryan de se laver les mains, mais il s’attardait, prenant son temps pour ajuster sa tenue, examinant toujours son reflet dans le miroir derrière Ryan.
L’homme demanda : « Le film vous a plu ? »
Ryan retira ses mains de sous le robinet. « Pardon ?
— Le film, dit l’homme en rangeant son peigne dans sa poche. Il vous a plu ? »
Il avait l’accent américain, mais à son intonation nasale s’ajoutait une autre sonorité, une prononciation des voyelles qui évoquait plutôt une langue européenne. Son visage aurait pu passer pour bienveillant, si ce n’avait été ses yeux.
Ryan coupa l’eau et préleva une serviette en papier dans la pile au-dessus du lavabo. « Excusez-moi. Je vous connais ? »
L’homme sourit. Il avait de belles dents. « Non. Je vous ai vu dans la salle de cinéma. »
Ryan lui donnait entre quarante et quarante-cinq ans. Il avait de petites cicatrices sur les mains et ce qui était peut-être une ancienne brûlure sur le cou, pas tout à fait dissimulée par le col de sa chemise.
« C’était pas mal, dit Ryan en jetant le papier dans la poubelle. Un peu futile, mais distrayant.
— Futile, reprit l’homme d’un air pensif. Oui, le mot est juste. Amusant, mais pas franchement réaliste, vous ne trouvez pas ? »
Ryan s’écarta du lavabo et partit vers la porte. « Je ne suis pas apte à juger. Au revoir.
— Elle est très jolie. »
Ryan se figea, les doigts sur la poignée. Il se retourna et vit que l’homme indiquait du menton la salle derrière la porte.
« La fille. Celle avec qui vous sortez ce soir. Elle est très jolie. »
Ryan laissa ses mains retomber, se campa fermement sur ses jambes. « En effet.
— Mais vous visez un peu haut, non ? »
Ryan ne répondit pas.
« Je veux dire, vous ne jouez pas dans votre catégorie.
— Qui êtes-vous ? »
Le sourire de l’homme s’élargit. « Ce n’est pas bon pour vous, hein ? Si vous vous laissez dépasser par les événements, qui sait ce qui risque d’arriver. »
Ryan déplaça son poids sur l’avant de son pied droit. L’homme se préparait.
« Qui vous envoie ? demanda Ryan.
— Je ne vois vraiment pas ce que vous… »
Ryan bondit, une main à hauteur des hanches, l’autre plus haut, pour attraper l’homme, le retourner et le plaquer contre le mur carrelé. Il était rapide, mais l’autre, plus vif encore, le saisit au poignet et le déstabilisa dans son propre élan. En même temps, l’homme se plia en deux et esquiva, agile comme un danseur. La pointe acérée de son coude se planta dans l’entrejambe de Ryan.
Le souffle coupé, Ryan s’écrasa joue contre le carrelage. Il tenta de se redresser, mais ses jambes fléchirent sous les coups de pied qu’il recevait derrière. Ses rotules craquèrent en heurtant le sol humide et froid. Le genou de l’homme pesait entre ses omoplates et maintenait sa poitrine plaquée contre le mur. Une main dans ses cheveux lui tira la tête en arrière.
Ryan entendit le cliquetis métallique. Il vit l’extrémité de la lame près de son œil droit et sentit un frôlement sur ses cils, le froid au contact de sa joue.
« Ne bougez pas, mon ami. »
Ryan posa les paumes sur le carrelage, essaya de calmer sa respiration qui lui soulevait la poitrine.
« Je vous ai seulement demandé si le film vous avait plu, dit l’homme d’une voix égale. C’est tout. Il n’y a pas de quoi s’énerver ? La question n’a rien d’une menace, pas vrai ? »
L’homme lâcha les cheveux de Ryan, ôta son genou de son dos, le couteau de son champ de vision et recula.
« On se reverra, lieutenant Ryan. »
La porte grinça, livrant passage au bourdonnement de la salle, puis le silence revint. Ryan jeta un regard par-dessus son épaule. Seul, il appuya son front brûlant sur le carrelage et resta ainsi un court moment avant de se relever.
Debout devant le miroir du lavabo, il vérifia que la lame n’avait pas laissé de trace. Des taches d’humidité marquaient son pantalon au niveau des genoux, sa cravate était de travers. Il la redressa, essuya son pantalon avec des serviettes en papier. Quand sa respiration fut apaisée, il sortit.
Celia leva les yeux en le voyant approcher. « Ça va ? demanda-t-elle.
— Très bien, dit Ryan. J’ai promis à Mrs. Highland de vous ramener à onze heures. Mieux vaut partir. »
Celia eut un rire moqueur. « Oh, Mrs. Highland n’en mourra pas. Cette vieille peau devrait sortir aussi de temps en temps. Et se débarrasser des toiles d’araignée qu’elle a dans sa culotte : cela lui ferait le plus grand bien. »
Elle lâcha un petit rire et porta aussitôt les doigts à sa bouche. « Pardon. Je suis affreusement vulgaire, n’est-ce pas ? J’ai peut-être bu un verre de trop. Vous avez raison, allons-y. »