Elle secoua la tête, les yeux lointains. « Quelle absurdité ! D’où tenez-vous cette idée ? C’est ridicule. »
Ryan l’observa en silence. Elle tourna les yeux vers la fenêtre donnant sur le jardin et ne bougea plus. Il compta les secondes, jusqu’à ce qu’elle reprenne enfin la parole. « J’aimerais que vous partiez à présent, dit-elle.
— Écoutez-moi… Si vous avez trahi le colonel Skorzeny, votre seul espoir, c’est de me l’avouer maintenant. Si vous avez transmis des informations à d’autres, dites-moi qui ils sont et ce que vous leur avez appris. »
Elle ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit encore. « Je… je n’ai pas… pas moi. »
Ryan fit un geste vers elle et lui toucha le bras. Elle se raidit.
« Vous savez ce que Skorzeny vous fera. Parlez-moi et je vous protégerai. »
Elle secoua la tête et sourit. « Quel enfant vous faites !
— Sur ma vie, je jure que… »
Elle abattit la paume de sa main sur la table au milieu des feuilles éparses. « Si Otto Skorzeny souhaite la mort d’un homme, ou d’une femme, alors la mort viendra. Vous ne le savez pas, ça ? Il a enlevé Mussolini au sommet d’une montagne. Il a baisé Evita sous les yeux de Perón. Ensuite, il a détourné des fonds qui étaient tombés aux mains de ce sale fasciste et on l’a remercié. Tel est son pouvoir. Pas de fonction officielle, pas de titre. Aucune loi ne l’arrêtera. »
Beauchamp alla à l’évier et resta là, les deux mains crispées sur le rebord.
Ryan se leva. « S’il vous plaît, réfléchissez. Le choix est simple. Vous savez ce que Skorzeny vous fera s’il vous trouve avant. Ou bien vous me parlez, à moi, ou… »
Elle fouilla soudain derrière le rideau de tissu Vichy accroché sous l’évier et se retourna, braquant un petit pistolet semi-automatique sur la poitrine de Ryan. Un.25 ACP, pensa-t-il. L’arme tremblait dans sa main. De son autre main, elle fit coulisser la glissière.
Ryan mit les mains en l’air à hauteur des épaules.
« Il me soupçonne ? demanda-t-elle.
— Je ne lui ai pas donné votre nom, répondit Ryan. Mais il sait qu’il y a un indic. Je n’ai pas eu de mal à vous localiser, ce sera tout aussi facile pour lui. Et il vous cherchera. Je vous en prie, laissez-moi vous aider. »
Les larmes jaillirent des yeux grands ouverts de Beauchamp, de grosses larmes qui roulèrent sur ses joues et mouillèrent son chemisier. La peur accélérait sa respiration, lui soulevait la poitrine. Elle s’essuya les joues et renifla bruyamment. « Ils m’ont dit qu’il ne m’arriverait rien. Ils me l’ont promis. C’était ma pénitence. Je leur ai donné ce qu’ils demandaient pour que Dieu me pardonne. Est-ce que Dieu m’a pardonné ?
— Je ne sais pas. Qui étaient-ils ?
— Ils m’ont montré des photos. Les enfants… » Sa main libre se crispa sur son ventre, pétrissant la chair. « Les enfants morts. Les os. Leurs yeux morts. Leurs bouches ouvertes. Les mouches sur leurs lèvres.
— Ce n’est pas vous qui leur avez fait ça. » Ryan s’approcha en contournant la table. « Vous me l’avez bien dit, vous ne saviez pas. Allez, lâchez ce pistolet.
— Est-ce que Dieu me pardonnera ?
— Je ne sais pas. Catherine, je vous en prie, lâchez ce pistolet. On trouvera un moyen. Vous pourrez vous enfuir, quitter ce pays. »
Elle demanda une dernière fois, avec insistance : « Est-ce que Dieu me pardonnera ? »
Ryan baissa les mains. « Oui. Il vous pardonnera. »
Catherine Beauchamp sourit. Elle ouvrit grande la bouche, leva le pistolet, enfonça le canon entre ses dents et ferma les yeux.
Ryan dit : « Non ! » mais il n’eut même pas le temps de faire un pas en avant.
20
Célestin Lainé avait tellement apprécié le penfolds grange shiraz la veille qu’il était descendu furtivement à la cave pour prendre une deuxième bouteille. Sur l’étroit escalier en bois, il avait perçu l’air froid et humide qui s’insinuait sous ses vêtements, jusqu’au moment où, posant le pied sur le sol en ciment, il était resté ébahi devant le spectacle offert à ses yeux. D’innombrables alignements de bouteilles en provenance du monde entier, les unes propres et luisantes, d’autres aveuglées par la poussière du temps. D’une rangée à l’autre, se pourléchant déjà les lèvres, il lui avait fallu plusieurs minutes avant de mettre la main sur un deuxième shiraz.
À présent, dans la claire lumière du jour, il lui semblait sentir son cerveau cogner contre les os de son crâne. Le seul remède, évidemment, c’était de boire encore. Il repartit à la cave avec l’espoir d’y dénicher un autre penfolds grange, mais n’en trouva pas. Son choix s’arrêta donc sur un vin blanc italien, plus que correct, même s’il aurait mérité de passer une heure au frais.
Il se promena sur les terres de Martinstown House, tenant d’une main la bouteille débouchée, l’autre fermant les pans de sa veste. La résidence de Skorzeny offrait un ensemble impressionnant. Lainé lui-même n’était pas de ceux qui aiment étaler leur richesse — il n’avait jamais eu d’argent —, mais il ne put s’empêcher d’admirer la maison aux ailes spacieuses, ses fenêtres cintrées, les jardins tout autour. Debout à quelque distance, il considéra la propriété.
Oui, Skorzeny avait réussi. Si Lainé avait eu son ambition, peut-être se serait-il bâti une fortune semblable. Sauf qu’il aurait tout dépensé en alcool.
Il but une gorgée au goulot. Le vin finissait par l’écœurer, sucré et sirupeux dans sa gorge.
Plus loin, l’un des gardes de Skorzeny patrouillait tranquillement dans les environs, sans tenter de cacher sa kalachnikov. Lainé le salua d’un hochement de tête. Le garde grogna une réponse en allemand. Ils étaient cinq comme lui, réfugiés d’Allemagne de l’Est et introduits clandestinement en Irlande, partageant deux pièces dans l’une des dépendances.
Hakon Foss apparut devant la façade de la maison, vêtu d’une salopette tachée de boue, un arrosoir à la main. Lainé lui fit un signe de la main. Foss répondit de même.
Le Norvégien s’agenouilla devant l’une des plates-bandes qui bordaient le mur. Des fleurs printanières nourries de compost éclataient comme un feu d’artifice. Foss entreprit de désherber. Il déposait les brins et les touffes indésirables sur le gravier à côté de lui.
Lainé traversa l’allée.
Foss leva les yeux. « Hallo », dit-il.
Lainé sourit. « Ça travaille dur ? »
Le Norvégien haussa les épaules. « Pas dur. Je commence il y a deux jours. Le colonel, il téléphone, il dit venez, il y a encore du travail. Pour faire quoi ? »
Lainé lui tendit la bouteille. Foss sourit, la prit et but. Sa pomme d’Adam montait et descendait à chaque goulée. Il rendit la bouteille et s’essuya la bouche.
« Vous ne voulez pas de ce travail ? demanda Lainé. Vous n’avez pas besoin de l’argent ? »
Foss se remit à fourrager de ses gros doigts dans le compost. « Oh, oui, je veux le travail. Je veux l’argent. Toujours, je veux l’argent. »
Lainé porta le goulot à ses lèvres et avala une rasade. « C’est bon d’avoir de l’argent. »
Foss rit, haussa les épaules, acquiesça. « Oui. Oui. L’argent, c’est bon. Et manger, aussi. Et avoir un endroit où dormir. L’argent, c’est bon pour toutes ces choses. »
Lainé sourit, tapota l’épaule de Foss et prit congé. Puis, s’éloignant de la maison et du jardin, il se dirigea vers les dépendances. Des poules grattaient la terre sur son chemin. Il les poussa de la pointe de sa botte.