« Mon Dieu, dit-elle. Oh, mon Dieu. »
Elle le repoussa.
Ryan se redressa à genoux, haletant, éperdu.
Elle secoua la tête. « J’ai envie. Mais je ne veux pas. Je ne… »
Il acquiesça. « Je comprends. »
Celia lui prit la main pour l’attirer à elle, s’allongea sur le côté et il se nicha contre son dos, la bouche dans la chaleur de son cou, la poitrine plaquée contre ses omoplates nues, l’enlaçant d’un bras.
Elle ne se dérobait plus à sa dureté maintenant, elle l’accueillait contre elle. Elle logea un de ses pieds sous sa cheville.
Ils restèrent ainsi, imbriqués, le souffle court. Ryan sentait la cage thoracique de la jeune femme qui se dilatait et se contractait, dans un rythme peu à peu apaisé, son corps qui se détendait. Il ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, il faisait jour et elle était partie.
37
Lainé ne dormit pas. Lorsque Ryan et Skorzeny eurent disparu entre les arbres, il regagna la maison, prit une autre bouteille à la cave et monta dans sa chambre.
Il écouta les cris éraillés au fond du parc, puis le bruit de la voiture de Ryan quand celui-ci partit, et enfin, Skorzeny qui rentra dans la maison et aboya des ordres au téléphone. Une heure après, peut-être plus longtemps, deux véhicules arrivèrent. Des engins puissants, Land Rover ou tracteurs, faits pour transporter de lourdes charges dans les champs et capables de traverser des ruisseaux. Des voix masculines, qui donnaient et recevaient des ordres.
Des hommes de l’IRA, probablement, chargés de nettoyer le gâchis et de remettre de l’ordre sur la propriété de Skorzeny.
Allongé sur son lit, Lainé buvait au goulot, le chiot assoupi à ses pieds. Il se représenta les cadavres acheminés dans la nuit, enterrés au coin d’un champ en friche, entre les troncs d’une sombre forêt, ou coulés au plus profond d’un lac glacé.
Parmi eux, Hakon Foss, pauvre crétin innocent, à présent offert en pâture aux renards ou aux poissons.
Le vin avait un goût de vinaigre, mais Lainé finit quand même la bouteille et la laissa tomber par terre. Le bruit réveilla le chiot qui vint se blottir au creux de son aisselle.
Il pensa à Catherine Beauchamp. Est-ce que quelqu’un avait appelé d’une cabine publique et prévenu la police qu’elle gisait sur le plancher de sa maison ? Ou un voisin était-il venu, alerté par les hennissements apeurés de son cheval qui avait faim dans l’écurie ?
Ryan avait menti en accusant Foss, et Lainé savait pourquoi : pour lui arracher sa confiance, lui faire croire qu’il était de son côté. Mais Lainé ne se laissait pas duper si facilement, Ryan devait bien s’en douter. Néanmoins, il jouerait le jeu de l’Irlandais. Il n’avait pas le choix.
Non, ce n’était pas vrai. Ça ne l’avait jamais été. Du temps où il avait pris les armes pour se rallier à l’occupant nazi, il avait eu le choix aussi, comme maintenant. Il suivrait Ryan, parce qu’il le décidait.
S’il avait osé se demander pourquoi, sa conscience lui aurait répondu qu’il agissait ainsi par haine envers Skorzeny. Son amour immodéré de l’argent et du pouvoir. Sa vanité, son désir d’être admiré et craint. À une époque, Lainé avait reconnu ses propres idéaux dans la pensée nazie : l’affirmation du nationalisme. Mais les idéaux se flétrissent sous les feux de l’argent et du pouvoir, jusqu’à ce que, seule, subsiste la cupidité.
Et pourquoi lui, Célestin Lainé, n’aurait-il pas droit à sa part du gâteau ?
Aussi, quand ces hommes étaient venus le trouver, qu’ils lui avaient fourré de grosses liasses dans la main en échange de ses informations, il avait sauté sur l’occasion. Ils promettaient davantage, une fortune qu’il n’aurait jamais espérée, et il les avait crus.
Mais après qu’il eut dit tout ce qu’il savait, l’argent cessa d’affluer dans sa paume, et il comprit qu’ils s’étaient servis de lui, tout comme les nazis. Ils l’avaient amené à se trahir lui-même, sans autre récompense que la culpabilité qui pourrissait dans son sein.
Oui, ils avaient fait de Célestin Lainé un traître, et un traître il resterait.
Il demeura immobile, silencieux, dans la nuit qui égrenait lentement ses heures jusqu’au lever du jour, ne quittant qu’une fois sa chambre pour permettre au chiot de faire ses besoins dehors. Plus tard encore, au cours de la matinée, il entendit rugir le gros moteur de la Mercedes qui emportait Skorzeny.
Lainé descendit furtivement, sans bruit, et prit sa bicyclette sous la bâche à l’arrière de la maison. Il fila au village de Cut Bush, à quelques kilomètres de là, où une cabine téléphonique se dressait devant un petit pub. Hors d’haleine, il appuya la bicyclette contre le mur et entra pour se remettre de son effort en buvant un whisky. Lorsque son cœur cessa de cogner dans sa poitrine et que sa respiration se fut calmée, il vida son verre et fit de la monnaie au comptoir.
Une pluie fine étalait des traînées sombres sur la route. Lainé entra dans la cabine. Il demanda l’hôtel Buswells à Dublin, inséra les pièces, suivit les instructions de l’opératrice et patienta. Mis en attente par la réceptionniste de l’hôtel, il écouta les crachotements sur la ligne.
« Oui ?
— Ryan. C’est moi, Célestin. »
Un silence. Puis : « Parlez-moi du capitaine John Carter. »
Lainé raconta tout.
38
Trente minutes après que Ryan eut laissé un exemplaire de l’Irish Times sur le tableau de bord de la Vauxhall, le téléphone sonna dans sa chambre.
« Église de l’Université, au sud-est de St Stephen’s Green, dit Weiss. J’attendrai à l’intérieur. »
Dix minutes plus tard, Ryan approchait de l’église à la façade de briques rouges et aux colonnes en pierre, surmontée d’un beffroi qui semblait suspendu dans les airs. Prise en sandwich entre des bâtiments plus hauts, elle ressemblait à une chapelle miniature, mais l’illusion se dissipait une fois franchie la double porte. Au-delà d’un petit porche s’ouvrait l’atrium, vaste espace aux plafonds en voûte dont les hauts murs blancs s’ornaient de plaques de granit dédiées à divers philanthropes et figures éminentes. Ryan sentit l’air humide et froid transpercer ses vêtements. Goren Weiss attendait au pied d’une courte volée de marches, aussi élégant qu’à l’ordinaire.
« Quoi de neuf, Albert ? » Sa voix résonnait entre les murs.
Ryan regarda par la porte de l’église elle-même, l’intérieur faiblement éclairé. Il ne vit personne.
« Six hommes sont morts hier soir », dit-il.
Weiss marqua son désespoir en exhalant un profond soupir. « Continuez. »
Ryan lui raconta le cadavre trouvé dans la dépendance, Foss torturé à mort, les gardes gisant entre les arbres. Il ne mentionna pas le mouchardage de Lainé, ni les provocations et les sarcasmes de Skorzeny.
« Merde, dit Weiss. Ils sont audacieux, vous ne trouvez pas ?
— Ou stupides.
— Peut-être. Ce qui me perturbe, et j’imagine que le colonel Skorzeny aussi doit s’interroger, c’est qu’ils ne s’en soient pas pris à lui, puisqu’ils étaient sur place. Ils ont prouvé qu’ils en avaient les moyens. Ils ont réussi à lui passer la corde au cou, alors pourquoi n’ouvrent-ils pas la trappe sous ses pieds ? »
La porte côté rue livra passage à un vieil homme qui s’approcha de l’un des bénitiers installés contre le mur de l’atrium, trempa les doigts dans l’eau, se signa, puis descendit les marches. Avant de pénétrer dans l’église, il hocha discrètement la tête à l’adresse de Ryan et de Weiss.