Un violent déplacement d’air accompagna le passage du train derrière Ryan. Quand le vacarme se fut éloigné, il retraversa les voies, descendit le talus et retourna à sa voiture.
Ryan demanda à parler à Celia. Il se figura Mrs. Highland, pinçant les lèvres au bout du fil avant de passer la communication.
« Allô ?
— Celia, c’est moi. Albert.
— Bonjour », dit-elle. Il crut — comme il l’espérait — entendre un sourire dans sa voix.
« Je n’ai pas pu vous dire au revoir ce matin.
— Désolée, répondit-elle. Je ne voulais pas vous réveiller. Vous aviez l’air tellement fatigué quand vous êtes rentré. On se voit ce soir ? Pour parler un peu ?
— Je ne peux pas.
— Oh, fit-elle, déçue.
— Je dois partir pendant un ou deux jours. En mission.
— Je vois. Vous m’appellerez quand vous reviendrez ? Je l’espère.
— Oui, bien sûr.
— Tant mieux. Albert…
— Oui ?
— Quelle que soit la raison pour laquelle vous partez, quelle que soit votre mission, soyez prudent.
— Promis. »
Ryan revint au crépuscule et se gara de nouveau dans Holy Cross Avenue. Il mit son sac à dos en cuir sur ses épaules et gagna le talus. Il portait une veste et un pantalon en toile kaki, un bonnet de laine noire sur la tête. Le sac renfermait du pain et du fromage, ainsi qu’une bouteille d’eau et une thermos de café fort, une paire de petites jumelles, un bloc-notes et un crayon. Il avait aussi pris le Walther P38 caché au fond de l’armoire dans sa chambre d’hôtel et sentait l’étui étroitement sanglé contre ses côtes.
Deux minutes plus tard, ne voyant aucun piéton dont il aurait excité la curiosité, aucun rideau tremblant derrière une fenêtre, il se hissa sur l’herbe du talus. Il traversa les voies, courbé en deux et se laissa tomber sur le surplomb envahi par le lierre qu’il avait repéré l’après-midi.
Là, couché à plat ventre dans la végétation, il fut surpris de retrouver tout à coup un sentiment familier. Il se rappela les heures d’attente, aplati sous une haie au cœur de la campagne irlandaise, à épier les allées et venues d’hommes qui refusaient d’accepter que leur guerre était terminée. Ou dans la chaleur étouffante de la jungle coréenne, observant les positions ennemies, comptant les hommes et les armes.
Ryan était resté en Corée longtemps après l’armistice de juillet 1953, escortant le rapatriement des morts ennemis durant l’échange des corps effectué avec les Coréens du Nord. Il revint en Irlande en 1954, juste à temps pour fêter Noël avec ses parents, puis, le 1er janvier 1955, il prit ses fonctions au camp militaire de St. Patrick’s Barracks, à Ballymena. Pendant quatre ans, il entraîna des hommes recrutés dans l’ensemble des îles Britanniques, qui, pour la plupart, partiraient ensuite en Allemagne où l’armée d’occupation se transformait en force de défense.
Quand Ryan récupéra son livret militaire en 1959, il loua un meublé dans le centre de Belfast et y passa un mois à éplucher les petites annonces des journaux locaux. Il lui fallut ces trente jours pour s’apercevoir qu’il n’avait aucune qualification qui pût être utile au monde extérieur, aucune expérience, rien à offrir à un quelconque employeur.
Il s’apprêtait à s’avouer qu’il était largué dans la vie civile et à retourner au camp de Ballymena lorsqu’il reçut une lettre d’un vieil ami des Royal Ulster Rifles. Le major Colm Hughes, comme Ryan, avait quitté le comté de Monaghan, pris la route du nord et traversé la frontière pour s’engager dans l’armée britannique. Ils s’étaient promis de rester en contact après le départ de Ryan, bien que celui-ci n’y crût guère. La lettre proposait qu’ils se retrouvent au Rotterdam Bar, à Sailortown, un quartier de Belfast situé près des quais.
Hughes buvait une pinte de Bass au comptoir quand Ryan entra. Ils se serrèrent la main avec une chaleur que leurs tenues civiles, inhabituelles pour tous les deux, teintaient de maladresse. Ryan se rendit compte qu’il n’avait jamais vu Hughes autrement qu’en uniforme.
Ils choisirent une table dans un coin sombre, échangèrent quelques nouvelles d’anciens camarades, certains toujours vivants, d’autres non.
« Alors, qu’est-ce que tu deviens ? interrogea Hughes.
— Rien, répondit Ryan. C’est bien là le problème. En dehors de l’armée, je ne suis utile à personne.
— Tu envisages de te réengager ?
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?
— Te poser ? dit Hughes. Te marier. Avoir des gosses. Prendre du poids et cultiver des légumes dans ton jardin. »
Ryan ne put s’empêcher de sourire à cette image. « Tu me vois, enfoncé jusqu’aux chevilles dans du fumier ? »
Hughes rit. « Je t’ai vu enfoncé dans pire que ça. »
Ils restèrent un moment assis en silence, écoutant les plaisanteries grossières des ouvriers des docks et des chantiers navals qui se rassemblaient ici à la fin de leur journée de travail. Des hommes durs, aux muscles noueux, avec des filles tatouées sur leurs avant-bras, des articulations gonflées et des soifs puissantes.
« Je pourrais te mettre sur une piste », dit Hughes.
Ryan se pencha en avant. « Ah ? Laquelle ?
— J’ai été contacté il y a quelque temps, à Monaghan, quand je suis allé voir ma mère. Un type en costume m’a abordé dans le pub près de la maison. Il s’est mis à me parler tranquillement, comme s’il me connaissait, et il m’a demandé ce que j’avais dans l’intention de faire après l’armée. Moi, je suis plutôt discret sur le sujet. Tu sais comment sont les gens chez nous, certains n’aiment pas trop les petits gars irlandais qui se sont battus pour les Anglais. Alors, je ne répondais pas grand-chose.
« Bref. Au bout d’un moment, il me raconte qu’il travaille pour le gouvernement. Il me dit que, là-bas, ils cherchent des Irlandais qui sortent de l’armée britannique, des gars qui ont vu de l’action. Dans l’armée irlandaise, ils font toutes sortes d’entraînements et d’exercices, mais ils ne sont pas beaucoup à avoir dormi dans une tranchée ou tiré sur autre chose qu’une cible en papier. À ce qu’il paraît, ils ont besoin de gens comme nous dans leur service.
— Quel service ? demanda Ryan.
— La Direction du renseignement, répondit Hughes. Le G2, ça s’appelle.
— Il essayait de te recruter ?
— Non, dit Hughes. Il savait que je ne partirai jamais. Mais il voulait que je fasse circuler l’information, que je branche des gars qui pourraient leur convenir.
— Comme moi », dit Ryan.
Hughes sourit, but une lampée de bière et prit un crayon dans la poche de sa veste. Il griffonna un nom et un numéro de téléphone sur un napperon en papier qu’il poussa vers Ryan.
« Réfléchis », dit Hughes.
C’était tout réfléchi. Dès le lendemain matin, Ryan appelait le numéro.
40
Skorzeny s’éveilla tôt, se lava et avala un solide petit déjeuner arrosé d’un bon café noir. Il marcha à travers champs pendant près d’une heure, regarda les moutons qui paissaient et Tiernan occupé à dresser ses chiens.
Lainé n’avait pas reparu depuis l’avant-veille. Il restait enfermé dans sa chambre. Seules les bouteilles vides qui s’accumulaient près de la porte de la cuisine trahissaient ses allées et venues. Skorzeny entendait le chiot couiner de temps à autre, mais c’était à peu près tout.