Puis le quartier commença à s’animer.
Par petits groupes, des hommes et des jeunes garçons descendaient Fitzroy Avenue et Jones’s Road, en route vers le stade. Certains portaient des drapeaux et des bannières de couleur bleue.
Évidemment. Dimanche, un match de foot à Croke Park. Ryan ne suivait pas les compétitions sportives, même organisées par l’Association athlétique gaélique, mais il savait que la saison était déjà largement entamée et que le championnat national de football gaélique battait son plein. Dublin jouait sûrement sur son terrain.
Le flot augmentait, des rivières de spectateurs qui convergeaient vers le stade, s’infiltraient par les portes, se pressaient les uns contre les autres en attendant d’accéder aux gradins.
Vers deux heures de l’après-midi, la foule avait été presque totalement absorbée par le stade d’où s’élevait un grondement impatient. Le silence se fit soudain, suivi d’une puissante acclamation. Ryan comprit que le match avait commencé.
En écoutant les vagues, la houle qui montait et retombait, portée par les courants du jeu, il s’imagina étendu sur une plage. L’eau clapotait au bord de son esprit. Ses paupières se firent lourdes, la fatigue pesait dans sa tête. Il eut beau lutter, le sommeil revenait sans cesse, aussi inéluctable que les marées.
Ryan dériva, jusqu’à la minuscule crique qu’il avait découverte dans l’île sicilienne d’Ortigia, avec ses galets lisses, chauds au contact de sa peau, l’eau claire et peu profonde qui miroitait dans l’éclatante lumière.
Le claquement des portières de la camionnette qui se refermaient le réveilla brutalement. La vision trouble, il saisit les jumelles.
Tous les trois dans le véhicule, Carter encore au volant.
Ryan s’aplatit dans le lierre au moment où la camionnette arriva à sa hauteur. Carter s’engagea dans l’avenue, tourna à droite, en direction du nord. Le moteur peinait à prendre de la vitesse. Bientôt, son bruit s’évanouit, noyé dans la clameur qui planait sur le stade.
Vas-y, se dit Ryan.
Il rangea ses affaires dans le sac, l’enfouit sous le lierre et quitta son poste d’observation. Ses articulations et ses muscles protestèrent, outragés d’être sollicités après une si longue immobilité. Il traversa les voies, descendit le talus de l’autre côté, puis, après avoir vérifié qu’il n’y avait aucun témoin, s’avança sous le pont et déboucha à l’entrée de la ruelle.
Plaqué contre les murs des jardins, dissimulé à la vue qu’on pouvait avoir depuis les fenêtres, il s’approcha de l’endroit où avait stationné la camionnette, taché d’huile et parsemé de mégots.
Le portail était fermé à clé, comme il s’y attendait. D’un mouvement fluide, il s’agrippa au sommet du battant à peine plus haut que lui, prit appui sur un pied et passa par-dessus.
Il atterrit dans un jardin nu qui s’accordait mal avec une maison habitée par des civils. Pas de vieux landau au rebut, pas de bicyclettes appuyées contre les murs.
Un peu plus loin, Ryan poussa la porte des toilettes extérieures. L’odeur signalait que le réduit avait été utilisé récemment, mais c’était propre, avec des carrés de papier journal suspendus à un crochet près de la cuvette, une bouteille de produit désinfectant posée par terre.
Il s’approcha de la maison. De même que les ouvertures de l’étage, la fenêtre de la cuisine et la vitre de la porte avaient été masquées avec des journaux. Il tourna la poignée, sachant que sa tentative serait inutile, puis glissa le bout des doigts sous la fenêtre de la cuisine pour essayer de la soulever. Le panneau ne bougea pas d’un pouce. Bloqué avec des clous, pensa-t-il.
Ryan recula d’un pas et observa la bâtisse en examinant les options qui s’offraient à lui. Puisqu’il n’y avait pas moyen de forcer l’entrée sans laisser de traces, pourquoi s’encombrer de vaines précautions ?
Il sortit le Walther de son étui et donna un coup de crosse contre la vitre. Les morceaux de verre transpercèrent le papier journal et tombèrent à l’intérieur. Il se servit du canon pour déloger les tessons qui restaient accrochés avant de ranger l’arme et de saisir à deux mains les montants de la fenêtre.
Ryan se hissa, descendit sur l’évier puis sur le carrelage. La pièce exiguë sentait la vieille cuisine, l’odeur de repas déjà anciens. Il y avait des casseroles posées sur la cuisinière, des assiettes dépareillées sur une petite table, un carton rempli de pommes de terre, d’oignons, de choux et de carottes.
Sur les murs, aucun tableau n’était suspendu aux clous recouverts d’une couche de peinture. Le sol avait été balayé, les surfaces nettoyées, mais la poussière s’accumulait dans les toiles d’araignée aux coins du plafond. Le genre de ménage dont une femme ne se satisferait pas.
Fouillant dans les placards et les tiroirs les uns après les autres, Ryan n’y découvrit qu’une poignée d’ustensiles et quelques boîtes de conserve.
Il alla ouvrir la porte du salon et s’arrêta sur le seuil pour parcourir la pièce du regard.
Dans la lumière que laissait passer la couverture tendue devant la fenêtre, ses yeux furent d’abord attirés par le panneau de liège posé sur la cheminée et par les photos qui y étaient punaisées. Il distingua plusieurs clichés en noir et blanc d’Otto Skorzeny, parmi lesquels deux portraits, ainsi que des images innocentes de l’Autrichien prises à distance dans les rues de la ville ou sur ses terres.
Ryan entra dans la pièce et s’approcha du panneau pour examiner les autres photos. Il reconnaissait certains visages. L’identité de la personne était notée sous les portraits : Hakon Foss, Célestin Lainé, Catherine Beauchamp, Johan Hambro, Alex Renders.
Tous morts, sauf Skorzeny et Lainé.
Dans le coin supérieur, une carte de la propriété de Skorzeny dessinée à la main, avec des angles d’attaque en rouge, chacun d’eux portant un nom : Carter, Wallace, Gracey, MacAuliffe.
Quatre noms.
Il n’avait vu que trois hommes entrer et sortir de la maison. Où était le quatrième ?
Ryan retint son souffle et tendit l’oreille.
Rien. S’il y avait eu quelqu’un, le bruit du verre brisé l’aurait alerté. Il serait déjà venu voir.
Ryan expira et continua à explorer les éléments épinglés sur le liège.
En bas, à droite, un morceau de papier.
Alain Borringer
Heidegger Bank
C/c 50664
Sous l’intitulé du compte, un numéro de téléphone écrit au crayon plus épais. En Suisse, probablement.
La banque où Skorzeny déposait ses fonds.
Ryan pensa à Weiss. Était-il vraiment celui qu’il prétendait être ? Ou bien cachait-il autre chose ? Haughey avait-il raison de croire que le Mossad jouait un rôle dans cette affaire ?
Il fit le tour de la pièce. Parquet nu. Un divan face au panneau de liège, deux fauteuils dépareillés, et, en guise de table au centre, une caisse retournée sur laquelle était installée une vieille machine à écrire. Un transistor par terre dans le coin. Pas de téléphone.
Ryan sortit dans le petit vestibule, pas plus d’un mètre carré, entre la porte d’entrée et l’escalier. Il monta à l’étage. Sur le palier, trois portes. L’une était ouverte. Il aperçut deux lits de camp, minces matelas et châssis en métal, ressemblant à ceux sur lesquels il avait dormi pendant presque toute sa carrière.