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Il envia le jeune homme.

— Je voudrais bien être à votre place, fit-il dans son italien de cuisine.

— Perché ? s’étonna le laveur de voiture…

— Pour avoir une belle combinaison bleue pendant mes heures de travail et des tas de copains pendant mes heures de loisir, répondit-il.

L’autre éclata de rire.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, signor ? demanda-t-il en décollant du pare-brise les balais de l’essuie-glace.

La question déconcerta un peu Philippe.

Dans la vie ?…

Tout le monde avait une occupation. Tout le monde, sauf lui. Depuis deux ans, il se consacrait uniquement à Lina. Il vivait de Lina, pour Lina. Un valet a des jours de congé, lui non. Il était en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce qu’il faisait dans la vie ?

— L’amour, répondit-il.

L’employé cessa de rire et parut choqué. Ces italiens du Sud étaient pudibonds comme des rosières.

Philippe répéta entre ses dents : « L’amour ! »

Il venait soudain de comprendre la cause profonde de son désenchantement : il n’avait pas d’occupations. Il s’était toujours mal jugé en se prenant pour un paresseux. À l’époque où il travaillait comme inspecteur d’assurances, il rêvait d’une belle situation susceptible de lui fournir un maximum de luxe pour un minimum d’activité. C’est alors qu’il avait rencontré Lina pour des raisons professionnelles. Il avait été ébloui par sa richesse, impressionné par sa classe et troublé par son charme. Et maintenant…

Il sortit du garage dans un rush inutile et dangereux qui fit miauler les pneus sur la piste de ciment. Le soleil déversait une lumière d’Apocalypse dans les rues de Gallipoli. Philippe décida d’aller fumer une cigarette sur le port avant de repasser à l’hôtel. La mer flamboyante n’avait plus d’horizon et les mâts des bateaux qui oscillaient devant le soleil ressemblaient à des torches embrasées.

Il stoppa la voiture face au golf et, sans en descendre, alluma la cigarette qu’il s’était promise. Des marchands de poisson braillaient derrière leur étal frémissant. Il aimait les couleurs ardentes de cette Italie en folie, ses odeurs fortes et son vacarme. On lui pardonnait tous ses excès. On oubliait son côté clinquant ; c’était une belle bête ardente, enrubannée mais pure sous ses fanfreluches.

La radio de la voiture diffusait une chanson française, qui parut soudain importune à Philippe dans ce décor vibrant. Il coupa le contact et l’antenne automatique se mit à descendre avec un petit zonzonnement soyeux. Philippe fronça les sourcils, car la chanson continuait. C’était un vieux succès de Trenet. Il regarda autour de lui et découvrit un poste à transistors sur une pierre du quai. L’appareil appartenait à une jeune marchande de coco dont l’éventaire se composait d’une corbeille d’osier et d’un arrosoir. Les noix de coco découpées en minces tranches reposaient sur des feuilles de vigne. De temps à autre, la jeune marchande les aspergeait d’eau pour leur conserver leur engageante fraîcheur. C’était une fille d’environ dix-huit ans, dont les cheveux d’un noir brillant faisaient ressortir la pâleur. Elle possédait de grands yeux fauves qu’elle détourna pudiquement lorsque Philippe se mit à la regarder. Il lui sourit car il la trouvait belle. La jeune fille feignit de ne pas s’en apercevoir. Il fut tenté de lui acheter une tranche de noix de coco, mais il avait horreur de ça. Elle portait une robe noire qu’elle avait dû se couper elle-même dans du satin de coton semblable à celui qui sert à confectionner les blouses d’écolier. « Elle est belle comme l’Italie », songea Philippe. Une médaille de la Vierge mettait une tache bleue sur le noir de la robe. Le regard insistant du garçon traquait la jeune marchande qui, pour se donner une contenance, se mit à croquer un morceau de noix de coco. Elle avait des dents plus blanches que la chair éclatante du fruit. Philippe jeta sa cigarette et regagna l’hôtel. Vêtue d’une robe de lin bleu roi, Lina l’attendait en rongeant son frein sous un parasol de la terrasse. Elle avait noué un foulard blanc sur ses cheveux blonds et chaussé son nez de ces incroyables lunettes américaines en forme de virgule qui lui donnaient l’aspect d’une ancienne vedette jalouse de son incognito.

— Tu as été long ! reprocha-t-elle.

« Trois minutes pour fumer une cigarette ! » songea Philippe.

Comme toujours il mentit parce que c’était plus commode. Le mensonge est une ellipse quelquefois.

— La voiture n’était pas tout à fait prête !

Mais l’acerbe réflexion de Lina venait de donner une relance à sa hargne.

« Il faudra que je me décide à la frapper, pensa-t-il, cela me soulagera. Peut-être que la solution est là. Je n’ai pas envie de la quitter, mais seulement de me soulager. » Un jour qu’ils s’étaient disputés, il avait levé la main sur elle. Elle avait alors fauché son bras d’un impitoyable : « Je ne te le conseille pas ». Comment réagirait-elle s’il cognait pour de bon ? Il se le demandait avec une angoisse frémissante, quasi voluptueuse. Elle le chasserait ; ou bien lui sauterait au visage, toutes griffes dehors ? Il cultivait ce doute un peu comme on pense à la mort à bord d’un avion.

— Tu ne t’es pas rasé, ce matin, remarqua-t-elle.

Il caressa ses joues et eut un regard indécis pour sa compagne.

— C’est curieux, j’ai oublié, dit-il. Je crois que c’est la première fois que cela m’arrive depuis que je me sers d’un rasoir. Attends-moi un instant…

Elle haussa les épaules.

— Laisse, ça n’a pas d’importance ! Je t’aime bien comme ça, tu fais aventurier.

— Sans doute parce que j’en suis un dans mon genre, ricana Philippe.

— Tu te vantes, sourit Lina en se dirigeant vers la voiture.

Elle protesta parce qu’il avait rangé le véhicule en plein soleil et que les banquettes étaient brûlantes.

Philippe enfila ses gants d’automobiliste avant d’empoigner le volant.

— Mets la radio ! ordonna Lina.

Le bouton se trouvait entre eux deux, plus près de Lina que de Philippe. Il saisit brutalement la main de sa compagne, la força d’allonger son index et appuya l’extrémité de celui-ci sur le contacteur du poste.

— Qu’est-ce qui te prend ? fulmina Lina.

— Je t’apprends à mettre la radio en marche, répondit-il froidement. Tu vois, ça n’a rien de compliqué. Je parie que tu sauras le faire dorénavant sans avoir besoin de potasser la brochure !

Il y eut un silence. Il démarra sec. Lina, déséquilibrée, partit brutalement à la renverse et s’agrippa à l’accoudoir de cuir.

— Tu sais que je n’aime pas ça du tout, Philippe ?

Il la regarda dans le rétroviseur, vit son visage empourpré par la colère et lui adressa un désarmant sourire.

— Te fâche pas, Linoche, je me sens mutin.

— J’ai horreur que tu m’appelles Linoche, ça fait bistrot !

Il lui adressa un clin d’yeux.

— Et alors ? Tu ne connais pas la vie de bistrot, mon chou, ça manque à ton éducation.

— Je n’y tiens pas.

— Tu as tort : c’est chouette. Des bistrots, il y en a partout, depuis toujours et de plus en plus, ça veut dire quelque chose, non ? Faut respecter ce qui marche, Lina. On n’a pas le droit d’ignorer les institutions populaires, surtout quand on est plein aux as.

Il parlait comme un homme ayant trop bu et qui achève de se griser avec ses propres paroles.

— Vois-tu, Lina, le pognon, ça isole. Tu grimpes sur ton tas de fric et tu perds peu à peu le contact avec la vie courante, la seule vraie ! Les riches sont des ermites qui vivent dans leur coffre-fort.