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Elle ouvrit son sac de plage et en sortit un roman qu’elle essayait de lire depuis le début des vacances sans parvenir à dépasser le premier chapitre.

— Ouais, en somme, tu me dis merde, grommela Philippe.

— Tu attends une réponse à ta brillante dissertation ? questionna Lina avec son mordant des jours d’orage.

Elle malmena le livre, le cassant en deux sans pitié, comme on plie un journal.

— En somme, tu me reproches d’être riche, Philippe, c’est bien ça ?

— Je te reproche de me faire partager ta richesse, fit-il, calmé et las tout à coup.

— Tu voudrais travailler ? demanda-t-elle lorsqu’ils eurent franchi les faubourgs ocres de la ville.

La route à cet endroit était bordée de palmiers poussiéreux.

Philippe songea que cette alignée d’arbres ressemblait à un troupeau d’éléphants déambulant dans le désert. La chaleur était si vive, si dense, qu’on la voyait frémir au ras de la route bleutée.

Comme il ne répondait pas, elle insista :

— Hein, réponds, Phil ; tu aimerais retrouver les assurances, les sonnettes et les discours oiseux sur les périls homologués qui menacent l’humanité ?

— J’aimerais m’occuper.

— Occupe-toi de moi, plaisanta-t-elle.

Il vint à Philippe une cinglante réplique qu’il s’abstint in extremis de proférer.

Lina réfléchit. Les pages de son livre frissonnaient dans le vent de la course.

— Ce n’est pas ce que tu crois, Philippe.

— Que veux-tu dire ?

— Ta mélancolie…

— Je ne suis pas mélancolique.

— Peut-être pas exactement, disons simplement ton état. Tu te figures qu’il provient de ton inaction ; en réalité, nous attaquons le mauvais tournant de notre histoire.

Il n’aimait pas s’enfoncer très avant dans un problème, sachant d’instinct qu’il ne pourrait qu’y faire de mauvaises rencontres ou, du moins, parvenir à une solution désagréable.

— Qu’est-ce que tu racontes, Lina ?

— Un couple, c’est une maladie, Philippe. Douce au début, voluptueuse même, pendant toute la période d’incubation, mais qui devient pénible lorsqu’elle se stabilise. Il faut tenir bon…

Elle inclina la tête sur son épaule et dit dans un râle :

— Je n’ai pas envie de guérir, Phil.

Maintenant la route était à peu près déserte.

Ils ne croisaient que de vieilles guimbardes disloquées, chargées à en perdre leurs entrailles de pastèques ou de sacs de maïs.

Ils arrivèrent à un carrefour.

— On passe par Lecce ? demanda-t-il.

— Prends plutôt des chemins d’écolier, je connais Lecce.

Il vira à droite en direction de Galatina. La route sinuait en plein soleil dans une campagne dont l’herbe ressemblait aux poils d’un tapis-brosse. La radio jouait un air de jazz. Philippe regarda droit devant lui. Il considéra, bien en deçà de la route, la perspective creuse de cette journée. Un petit port typique, une auberge, du chianti, la torpeur de l’après-midi… Ensuite le retour à l’albergo de l’Étoile d’Or. Ils se changeraient et iraient au cinéma de plein air. Puis il y aurait le soir et leur chambre haute de plafond dans laquelle flottait une très confuse odeur de grenier à blé malgré tous les parfums de Lina. Elle nouerait ses bras nus au cou de Philippe… Un programme de voyage de noces. La vie se dévidait comme une chaîne d’or sur un treuil.

Il la chercha dans le rétroviseur et vit qu’elle avait fermé les yeux pour savourer plus intensément le soleil des Pouilles.

Lorsque Philippe ralentissait, la chaleur croissait instantanément, devenait étouffante, et le fracas des cigales survoltées dominait le bruit du moteur. Pour retrouver la fraîcheur de la vitesse, il appuyait sur l’accélérateur. La puissante voiture se ruait dans un élan souple et généreux sur la route poudreuse.

— Lina…

Elle ne répondit pas et il vit qu’elle s’était endormie. Il contempla alors, à la pleine lumière de cette matinée italienne, la figure relâchée de sa compagne. Les plis de la bouche s’étaient affaissés et Lina retrouvait dans le sommeil son expression pleine d’une étrange turpitude.

— Je ne peux plus ! soupira Philippe sans savoir très bien au juste à quoi s’appliquait ce refus.

Il regarda autour de lui et, malgré le soleil, ou peut-être à cause de lui, il lui parut que l’univers était en cendres. Même sans Lina la vie lui sembla pour toujours compromise.

Jamais encore il n’était allé aussi loin dans ce que Lina appelait « son état ».

« J’ai trente ans, je ne suis pas bête et on me trouve beau gosse. Je vis fastueusement, j’aime et je suis aimé d’une femme riche et belle. Beau bilan. Et pourtant je suis arrivé aux limites de mon existence. »

Il n’avait plus envie de rien, pas même de cette liberté à laquelle il rêvait le matin encore dans la chambre de l’Étoile d’Or. Un mur se dressait.

Il le vit, là-bas, au fond de la route étroite, bordant un virage à angle droit. Il eut un formidable vertige. Une griserie monstrueuse le chavira et déjà le goût délectable d’une mort consentie lui emplit la bouche.

Le mur était ocre, comme la plupart des constructions de la région. Des affiches politiques illustrées de photographies pisseuses le recouvraient en partie. Logiquement, Philippe aurait dû lever le pied de l’accélérateur pour préparer son virage. Il en était encore temps. Tout son être contracté lui lançait un appel forcené auquel il resta insensible.

Finir ! Finir ! Ne pas aller plus loin… Il vit le mur se précipiter à sa rencontre. Il distingua avec une netteté affolante le portrait du leader politique multiplié par vingt qui le regardait fondre sur lui, d’un œil clairvoyant derrière ses grosses lunettes d’écaille.

Philippe s’abandonna pleinement, comme dans un suprême orgasme, s’offrant à son néant comme, nu sur le sable, on s’offre à la vague.

Il crut entendre un cri et alors, seulement à l’ultime seconde, reconnaissant la voix de Lina, il regretta.

Mais déjà le capot de la Mercédès s’enfonçait dans le mur. Tout basculait. Un nuage orangé s’abattit sur eux et il sembla à Philippe qu’il achevait de se disloquer par-delà d’invisibles frontières.

CHAPITRE II

Giuseppe Ferrari chantait à tue-tête en taillant sa moustache au moyen de ciseaux de brodeuse. Il réussissait des prodiges de régularité, coupant un millimètre de poil par-ci, un autre millimètre par-là après avoir longuement caressé l’espèce de brosse surmontant ses lèvres épaisses. Il aimait sa moustache. Elle constituait sa suprême coquetterie de quinquagénaire sérieux, au veuvage respectable. Giuseppe acceptait volontiers d’avoir précocement les cheveux blancs, mais il teignait chaque samedi soir sa moustache, avec une dévotion, un recueillement qui avait fait de cette opération une sorte de cérémonie. Le soir, avant de se mettre au lit, il la tenait plaquée contre ses joues avec du sparadrap, ce qui lui avait provoqué deux taches d’eczéma aux commissures des lèvres. Il la parfumait tous les matins et possédait un mouchoir spécial, fait de fine batiste, pour l’essuyer après les repas, comme on torche le derrière d’un bébé.

La plus belle moustache de Gallipoli !

Il déposa les ciseaux sur le marbre fendu de la commode, fit une grimace à gauche, une autre à droite afin de s’assurer de la symétrie et profita de ce qu’il se trouvait en tête-à-tête avec lui-même pour s’ôter le poil en forme d’hameçon qui s’obstinait à pousser sur le bout de son gros nez.