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— Tu as vu ? fit-il en se tournant vers Lina qui le suivait, on va rouler Barnum à partir de maintenant.

Lina fronça les sourcils à la vue du surprenant véhicule.

— C’est une plaisanterie ! s exclama-t-elle.

Giuseppe Ferrari ne comprenait pas le français, mais l’expression de la cliente était éloquente. Il sentit une grande tristesse l’envahir et poussa un soupir.

— Moi je le trouve marrant, ce tacot, dit Philippe.

— Tu nous vois là-dedans !

— Très bien ! assura le jeune homme.

Il surprit le regard triste et anxieux du chauffeur et lui sourit.

— C’est à vous, ce machin-là ? demanda-t-il en italien.

— Si, Signor, s’empressa Giuseppe. Il n’est pas jeune, mais il roule bien. J’ai changé les soupapes l’année dernière et les amortisseurs en début de saison.

Philippe considéra la moustache de son interlocuteur. Elle luisait comme de l’astrakan. Une tête de brave homme. Le regard était fervent et tendre, un peu humide à force de gentillesse. Ce gros nez strié de minuscules veines — menus affluents du chianti — inspirait confiance. Philippe pensa qu’un type affligé d’un tel appendice ne pouvait pas se permettre de faire du mal à ses semblables.

— Je n’ai pas l’humeur à jouer au carnaval, fit résolument Lina. Nous allons chercher une autre voiture.

Son compagnon l’enveloppa d’un regard sinistre. Lorsqu’il était dans les assurances, il était allé reconnaître le corps d’un noyé à la morgue. Il conservait du cadavre un souvenir précis et revoyait avec une acuité saisissante les plaques bleuâtres qui couvraient son corps boursouflé. Pourquoi les bleus de Lina le faisaient-ils irrésistiblement songer à ce mort ancien ?

Pourquoi se disait-il qu’un jour plus ou moins proche Lina serait pareille au noyé de jadis ?

— Comme tu manques de simplicité et de fantaisie, soupira-t-il. Comme tu es insensible, Lina. Tu ne te rends pas compte que ce brave bonhomme est dans les transes et que ton attitude le ravage ?

Elle regarda Ferrari qui attendait, prêt à toutes les déceptions.

— Ce taxi, poursuivit-il, c’est une chanson napolitaine à lui tout seul…

Il prit place dans la voiture sans plus s’occuper d’elle. Giuseppe se mit à respirer plus librement. Il se précipita pour aider son client blessé à s’installer, puis proposa à la femme une main qu’elle négligea.

Lorsqu’elle fut assise au côté de son amant, Lina se pelotonna dans l’angle du véhicule avec une mauvaise humeur ostensible.

— Où désirez-vous aller ? demanda Giuseppe avec un sourire mouillé sous sa belle moustache.

— Prenez la route de Galatina, dit Philippe, je vous ferai signe lorsque vous devrez arrêter.

~

Ils roulèrent lentement sur la route de la veille jalonnée de vieux palmiers en haillons.

Le soleil continuait de moudre la poussière jaune.

— Désirez-vous un peu de musique ? demanda Giuseppe en se retournant vers ses passagers.

— Vous avez la radio ? s’étonna Philippe.

— Non, Signor, j’ai mieux !

Sans cesser de piloter, le chauffeur prit un disque sur la banquette, près de lui, et le posa sur un petit gramophone à manivelle.

Une mélodie napolitaine s’éleva, dans une forte envolée de mandolines. Penchée en avant, Lina regardait fonctionner l’appareil.

— Toute l’Italie, non ? murmura Philippe.

Les cahots, parfois, faisaient tressaillir le bras du phonographe et l’aiguille sautait un sillon du disque.

Giuseppe Ferrari vit dans son rétroviseur que le couple souriait et comprit que la partie était gagnée.

Il se mit à chanter.

~

— Arrêtez ! lança Philippe.

Ils atteignaient le virage où, la veille, la Mercédès avait foncé dans le mur. Une brèche énorme béait maintenant, encadrée par les affiches politiques.

On voyait nettement dans l’herbe sèche du talus les ornières creusées par les pneus.

« Tiens ! songea Philippe, j’ai donc freiné. »

Il ne se rappelait pas avoir écrasé la pédale du frein. L’instinct de conservation !

Des débris de phares et des éclats de verre jonchaient la route à cet endroit. Le jeune homme descendit péniblement. Il n’avait pas encore pris l’habitude de se mouvoir avec ce bloc de plâtre et de métal.

— Crois-tu que c’est utile ? demanda Lina.

Il haussa les épaules.

— Qu’est-ce qui est utile et qu’est-ce qui est inutile ? répondit Philippe sans se retourner.

Intéressé, Giuseppe Ferrari quitta son volant et le rejoignit au seuil de la brèche. Au-delà du trou, les débris de la voiture étaient plus nombreux. Ils pénétrèrent dans la propriété. Il s’agissait d’un parc en friche. L’auto avait parcouru une cinquantaine de mètres à travers des taillis de lauriers avant d’aller s’écraser contre un arbre qu’elle avait sectionné net.

Ferrari émit un petit sifflement.

— Votre accident, Signor ?

Philippe acquiesça.

— Vous avez eu de la chance que le mur soit en terre, observa le chauffeur.

« Était-ce de la chance ? » se demanda Philippe. La Mercédès gisait sur le flanc, son train avant écartelé. Une portière arrachée, pliée en tuile, se trouvait posée à la verticale au milieu d’un massif de buis, semblable à quelque sculpture moderne. Pendant la nuit, des pillards avaient mis l’épave à sac. Il ne restait plus ni pneus ni banquettes. L’auto si pimpante la veille ressemblait désormais à ces carcasses blanchies qui jalonnent les pistes sahariennes. Philippe s’adossa à la carrosserie et se mit à chercher ce qui le choquait dans ce spectacle lamentable d’un bel objet détruit. Giuseppe respecta sa méditation tout en regardant alentour s’il ne restait rien à récupérer. Il ne vit qu’un livre froissé dont les pages chuchotaient dans la brise, le ramassa, s’aperçut qu’il était imprimé en français et le laissa retomber dans l’herbe.

« Le seul objet pourtant qui soit intact », songea Philippe qui avait vu son geste.

— Tu en as encore pour longtemps ?

Lina se tenait au milieu de la brèche. Elle avait mis de nouvelles lunettes de soleil, plus classiques que celles qu’elle portait au moment de l’accident ; plus larges aussi.

Il sut alors ce qui le choquait : c’était qu’ils fussent encore vivants, elle et lui. Près de cette auto morte, leurs existences avaient quelque chose d’indécent.

Elle hésita un instant et le rejoignit.

— Heureusement que tu es assurée tous risques, ironisa Philippe en la voyant flatter nostalgiquement la croupe cabossée de la Mercédès.

Lina hocha la tête.

— Il y a un risque contre lequel les meilleures compagnies ne vous assurent pas, soupira-t-elle.

— Lequel ?

— Les garçons comme toi, fit Lina.

Giuseppe qui le vit triste lui offrit une cigarette. Philippe l’accepta et téta longtemps la flamme fumeuse du méchant briquet que son chauffeur lui proposait. Il souffla avec force la première goulée.

— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il à Lina.

— Tu le sais bien !

En effet, il savait. Depuis la veille ils n’avaient parlé de l’accident que comme d’un véritable accident.

Le jeune homme avait prétexté un dérapage et Lina avait fait semblant d’accepter cette version. Mais maintenant il se rendait compte quelle n’était pas dupe.

— Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ?

— Tu es folle !

— Ne nie pas ! Je somnolais. Et puis j’ai eu soudain conscience que quelque chose de terrible se passait. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu ton visage dans le rétroviseur. Si tu savais comme il était atroce !