Nous abandonnons nos soutanes sous un porche aussi obscur que pestilentiel. Et puis, zoup : au Verre Filé ! Pourquoi le « Verre Filé », ce nom baroque ? Je suppose que c’est là un rappel de Murano où chaque jour se fignolent tant de chefs-d’œuvre sur lesquels tout homme doté d’un sens artistique moyen souhaiterait pouvoir faire des cartons. Oui, je suppose… Encore que l’imagination des gens est une chose mystérieuse, qui ne répond à aucun critère. Il suffit de lire les noms des maisons et des bateaux pour s’en persuader. Ceux-ci sont très révélateurs de la personnalité des parrains. On devine ici la prétention, là la connerie crasse, et là encore la poésie dérapante. Mais ce sont toujours les cons qui l’emportent, étant donné leur surnombre.
On pousse la lourde garnie de gros clous à tête forgée qui n’évoquent en rien le gracile verre filé évoqué par l’enseigne. Un vacarme que je te vas qualifier d’assourdissant, manière de souscrire aux clichés reçus, nous agresse. Et puis la fumée. Et encore la pénombre. Cette taule, c’est comme qui dirait un bouillon de culture. Ça macère dans du turpide. Les gars rassemblés là s’échangent leurs microbes par pleins paniers. Ils se frottent, se respirent à bout portant, entre-suent de concert. La musique vociférante ne peut, à ce point d’intensité, n’être subie que par des tympans débiles. Faut avoir du foin dans la tronche pour supporter, ne pas se gaufrer les baffles et se mettre à crier grâce, en tombant à genoux.
Béru a un recul que je contrôle d’un coup de coude au creux des cerceaux. Alors, courageusement, on entre dans le flot et on se met à nager en direction du bar.
Tu les verrais, ces messieurs-dames !
Internationaux, qu’ils sont. Toujours, si t’auras remarqué ? La pédalerie c’est comme le golf : ça te regroupe une élite, sauf que là y a plus de dix-huit trous ! Des blonds radinés de Scandinavie, le pot béant, des noirpiots venus des Amériques, des frisés, des chauves, des grosses fiotes briocheuses qui doivent se faire miser à l’aide d’un chausse-pied ou de démonte-pneu, des élégants, des négligés, des Latins disserts, des Anglais, ces cons, anglais ; des Allemands, merde, avec des mines de gestapettes ! Tout, quoi ! Et nous pour en finir. Amortir le tableau.
On aperçoit bien deçà et delà quelques gonzesses, mais même en leur coulant la dextre à l’ogne, tu parviendrais pas à déterminer s’il s’agit de travelos ou de véritables mégères. Moi, je me gafferais de grimper une de ces souris et de l’embroquer à la levrette afghane, comme tantôt la Marika, que j’aurais trop peur de me retrouver le Mister Pollux dans les steppes de l’Asie centrale !
Ça danse en essaim au centre de la taule. Avec ces rythmes à la gomme, tu sais pas qui gambille avec qui. C’est tout bon. Tu te fous en piste comme dans une piscine et t’as plus qu’à remuer les jambes et les épaules en gardant aux lèvres ce sourire béatement niais des gens qui dansent et qui ont l’air d’en être fiers, alors qu’ils devraient en ressentir de la honte ; car qu’y a-t-il de plus honteux que de trémousser comme un con, en face d’un autre con ? Que même les animaux, à part un macaque peut-être s’il veut jouer à l’homme, même les animaux ne dansent pas. Ou alors dans un cirque, quand ils sont ours, bourrin ou toutou et ceux-là on les traite d’animaux « savants ». J’adore l’expresion : « savants » ! Savants pour les avoir emmédiocrés, ridiculisés à coups de fouet et de susucres. Ah ! le vandalisme du citoyen terrien est incommensurable. Faut qu’il souille, arsouille, vasouille, gadouille : les autres et la nature. Vitement que ça change !
On trouve un créneau au rade, entre une vieille pédale décharnée et un bel éphèbe tout de blanc vêtu. On se commande un remontant. Béru est complètement éteint ce soir. Depuis son coup du restau avec la Hollandaise, y a quelque chose qui s’est vermoulu en lui. On dirait maintenant qu’il vit tout ce bigntz sans s’y intéresser. Peut-être vient-ce du sommeil ?
Le loufiat est une gazelle blonde, toute bouclée, avec de grands yeux bleus humides comme des frifris de collégiennes en train de feuilleter l’album porno de la surveillante.
— Dis voir, belle envapée, je l’interpelle, connais-tu le comte Fornicato ?
La gazelle me considère avec complaisance. Elle tire une langue capable d’encoller les enveloppes des lettres de licenciement de toute la maison Lipp.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Dino ? elle me demande effrontément.
Je crois, Béru, que son apathie vient de ce qu’il pige pas l’italien. Et également qu’il a trop bouffé dans la cuistance à Caramella, pendant que je visitais le palais. L’apathie vient en mangeant, comme je dirais si je ne me cramponnais pas aussi farouchement à un reliquat de dignité.
— Faire son bonheur, peut-être, réponds-je au loufiat.
Frisotton sourit. Jolies chailles, éclatantes, lèvres z’humides, haleine fraîche.
Mon charme opère. Il me désigne une sorte de loggia, au fond de la salle.
— Il est à sa table habituelle.
— Merci.
Je repars à travers le bruit et la trémousse générale. De temps à autre, une paluche s’égare, que je déjoue d’une bourrade, soucieux de ne pas créer d’esclandre.
Cette loggia, on croirait une alcôve. Dino Fornicato est en train d’y mimer la Cène.
Assis sur la banquette du fond, au milieu de ses tristes apôtres, il lève sa coupe en prononçant des mots, comme un qui se mêlerait de réinventer l’eucharistie.
Et alors j’ai un : tressaillement, sursaut, frémissement, choc (rayer la mention inutile).
Car le comte Fornicato n’est autre que le jeune homme qui nous a permis de nous évader du palais de police, celui à la vedette fracassante.
Et pour lors, je pige le circus. C’était à notre propos qu’il était venu rendre visite au gros poulet.
Sans doute a-t-il des accointances avec ce pachyderme et lui a-t-il demandé de nous détenir un bon bout de moment avant de nous déférer devant un magistrat instructeur.
Marika avait justifié notre arrestation en me fauchant mes fafs et me glissant de la came dans le veston ; lui, il se chargeait de faire prolonger notre garde à vue. Et c’est avec son propre bateau qu’on a mis les voiles, si je puis dire.
Pour l’instant, il paraît avoir oublié nos frasques. Son lot de crémières surexcitées compose une espèce de cour piaillante dont il est le monarque vénéré.
Embusqué derrière un pilier, heurté sans trêve par le flot des danseurs, comme un rocher par l’océan, je l’observe. C’est le dandy moderne. Il doit balancer son fric par les fenêtres grillagées de son palais et tenir table ouverte pour ses petits follingues.
Mince, je l’imaginais autrement. Ça ne va pas avec l’idée qu’on peut se faire d’un homme faisant appel à un gangster célèbre.
Il passe sa coupe de champagne à la ronde, et toutes les guêpes y trempent leurs lèvres à tour de rôle ; mais il ne reste plus suffisamment de champagne pour permettre à la tablée entière d’accomplir cette parodie de communion. Alors Fornicato récupère la coupe vide, l’emplit à demi et se livre à une obscénité qui remplit de joie l’assistance : il se dresse à sa place, dégage son sexe et le trempe dans le champagne. On applaudit à la ronde. La coupe repart pour circuler à nouveau, de main en main, de lèvres en lèvres.
Ce que c’est drôle ! Quel humour ! Quel bonheur d’appartenir à la même espèce que ce beau jeune homme ! Dire que j’aurais pu n’être qu’un escargot ! Merci, mon Dieu !
Ecœuré, je vais pour m’esbigner, lorsqu’un fracas terrible retentit.
Je te le laisse écouter et cours t’attendre au chapitre suivant !
CHAPITRE NON NUMÉROTÉ
DANS LEQUEL… BEN, TU VAS VOIR