Reprendre son souffle après une échevauchée pareille, c’est pas du sucre. Faut te remettre d’accord avec ton matériel respiratoire, expliquer à tes fosses nasales ce que souhaitent tes poumons, faire patienter ton cœur qui réclame du raisin bien mûr.
Tout ça…
Plaqués derrière la lourde, on se remet. Et voilà qu’une soubrette extrêmement italienne de partout, s’annonce du sous-sol, portant une pile de linge qu’elle vient de tardivement repasser. Elle paraît curieuse de nous. Je lui vote un sourire pour inauguration du monument à la gloire de l’Almanach Vermot, et elle y répond par un autre, très blanc sous l’ombre ténue de sa moustache.
— Vous cherchez quelqu’un ? elle s’inquiète sans trop d’inquiétude dans le ton.
— M. Van der Plume ?
Elle réfléchit.
— Je crois que c’est le 118.
Un merveilleux clin d’œil polisson récompense sa prouesse mnémonique.
— Et vous ? j’hasarde, vous dormez à quel numéro ?
— Au 9, mais dans une autre rue, glafahûte la gentille pécore.
— Vous savez que vous êtes très belle, ma petite âme ?
Elle le savait déjà, n’en ayant jamais douté. D’ailleurs, rares sont les gonzesses qui doutent de leur beauté. Les plus tartouzes sont les plus convaincues. Je lui cueille la taille, comme un coureur cycliste vainqueur empare le bouquet d’œillets à trois balles que lui présente une ahurie de service. Chargée de draps et serviettes, elle ne peut rebiffer. Le pourrait-elle qu’elle s’en garderait : Santantonio, tu penses ! Je lui bisotte la nuque, là que ses tifs sentent le moins le beignet de calamar, et elle glousse minutieusement pour me prouver qu’elle n’est pas insensible à une caresse de ce velouté. C’est une demoiselle aux sens surmultipliés, qui n’a pas besoin de cracher sur ses timbres lorsqu’elle en a beaucoup à coller. Je lui roulerais bien la pelle dite du Grand Canal, mais j’aime pas beaucoup ce qu’elle a bouffé au dîner : y avait trop d’ail dedans.
Dehors, ça galope encore. On s’appelle, d’un canal à l’autre, pour se demander si on nous a vus. Alors j’entraîne notre aimable drapeuse à l’intérieur de l’albergo, loin de ces cris séditieux et, histoire de justifier cet acte décisif, je lui envoie une paluche fantasque au Butagaz-camping, manière de lui prouver l’intérêt qu’elle m’inspire. Ça la fait roucouler. Bon, ne poussons pas plus loin.
Et gagnons le 118 pour tâcher d’y trouver refuge pour la nuit.
Ils dorment, les chéris.
Lui dans un beau pyjama à rayures, elle à l’intérieur d’une honnête chemise de nuit qui doit accessoirement servir de housse à une montgolfière.
Ils appartiennent à ces gens que le sommeil modifie. Lorsqu’ils en écrasent, une importante transformation de leur individu s’opère. Leur esprit les quitte vraiment pour de bon, et d’être devenus uniquement organiques les déforme. On dirait qu’ils ont eu un grave accident, ou bien qu’une promotion de chirurgiens esthétiques a fait sur leur personne le cours de travaux pratiques.
On toque beaucoup et fortement, mais en vain. Heureusement, leur porte n’est pas fermée car ils l’ont fermée tous les deux, sans s’être concertés, ce qui fait que le second l’a ouverte. Nous pénétrons donc dans cette chambre où règne et gronde la plus parfaite matrimonie.
Lui, a la bouche plus ouverte que la poche d’un pickpocket, elle, se contente de tirer la langue en ronflant, au moment où elle expulse ses résidus carboniques.
Ils sont beaux, hollandais et touchants ainsi, dans la dure métamorphose de l’inconscience.
On se repose à les contempler, ces fiers Bataves, si nobles dans l’abandon, si confiants au creux de leur sommeil.
— Il serait difficile et dommage de les réveiller, dis-je, dormons.
— Où cela ? s’inquiète Mister Mastar.
— Sur la moquette. Prenons les coussins de ce fauteuil en guise d’oreiller, et le couvre-lit comme couverture, et puis récupérons, nous en aurons besoin pour la suite des événements, car nous n’en sommes qu’à la page 103.
Dormir est, après boire et manger, la proposition qui agrée le mieux au signore Béru. Surtout lorsqu’elle implique préalablement des ébats amoureux. Comme dans l’occurrence ça n’est pas le cas, le Mammouth déclare :
— Avant d’en écraser, j’vas me finir cette mignonne qu’à cause de leur cloison de chiotte j’ai dû lui déclarer forfait, c’qu’est pas mon genre.
Je tente de le dissuader, faisant valoir que sa prise de position (36, à ce qu’on assure) risque d’éveiller les Néerlandais et que le mari pourrait prendre ombrage que l’on calçât sa petite reine Vilaine-mine à son côté, mais le Gros reste inflexible, c’est le cas d’y dire. Le voici qui va à la gravosse, lui rabat sa part de couvrante, retrousse sa chaste chemise, lui desserre ses dociles jambons et te l’embroque sans autre forme de procédé, d’un élan vigoureux et régulier qui enchante le sommier et dont la cadence amène un sourire de bienheureux sur le masque cocufique de l’époux. Nonobstant quelques soupirs distraits, la grosse vache se laisse perpétrer sans broncher. Mis à jour, satisfait, Bérurier l’abandonne après une belle claque amitieuse sur le joufflu.
— Tu voyes bien : je les a pas seul’ment réveillés, ces bons z’amis. Y z’ont la dorme coriace.
On éteint tout, on s’allonge au sol et on se met à roupiller.
Avant de sombrer dans le sirop d’oubli, j’ai la force de me demander ce que peut bien contenir le coffre du comte Fornicato.
Si, toutefois, il contient quelque chose, bien entendu.
Tout de suite, ces cris, tu pourrais croire à une bataille de rue.
Eh ben non : ce n’est que le brouhaha du quartier qui s’éveille. Le soleil se faufile jusqu’à notre fenêtre. Un soleil comme nulle part ailleurs, d’un doré un peu pâle, comme sont les auréoles sur certains tableaux du Tintoret.
Ces cris ne sont pas que des cris : des rires s’y mêlent. Beaucoup de joie spontanée : la joie de la vie renouvelée une fois de plus.
On frappe à la porte. J’attends que les Van der Plume fassent le nécessaire, mais ils ne répondent pas. Les coups se font plus péremptoires. Je me lève en gémissant, un peu vermoulu par la dureté de mon matelas.
— Qu’est-ce que c’est ? je demande, d’une voix comportant davantage de grumeaux qu’une purée de cantine scolaire.
Et ce mot de trois syllabes (surtout quand il est dit en italien), ce mot fatidique qui constitue le moyeu de ma vie active retentit, off :
— Polizia !
Police !
Chère vaillante police ! Mais Dieu du ciel et d’ailleurs, va-t-elle m’enfin foutre la paix, la police vénitienne ?
Vasouillard, je regarde autour de moi.
Si au moins j’avais affranchi les Van der Plume, ils auraient peut-être accepté de nous sauver la mise ?
Seulement maintenant il est trop tard !
Chagriné, je me tourne vers eux.
Charogne ! Et comment qu’il est trop tard ! les Van der Plume ne se réveilleront plus. Raides, bleus, hollandais et décédés, ils demeurent côte à côte dans leur plumard, effacés pour tout jamais. Et ressemblant enfin davantage à des moulins à vent qu’à des cons !
Ils ont de grosses compresses sur le museau. J’ai rien entendu, mécolle. Faut dire qu’on était un brin fatigués, Pépère et moi. Je regarde la porte qui frémit sous les coups. J’écoute la voix de plus en plus agressive qui gueule polizia. Je me tourne vers Béru, en pleine ronflette. Près de lui, se trouvent un petit flacon brun et un paquet entamé de coton hydrophile.
Et tu voudrais qu’on se tire de ce patacaisse, toi ?
— Voilà, voilà, je fais pour contenir le rush poulardin. Un instant…