— Tu sais, fait-il, un truc pareil, ça peut mener loin.
Une étrange réaction me trémulse. Cette arme me fait horreur. Sa chaleur m’affole. L’envie de la détruire me chope, mais comment détruire le diable puisque le feu est son domaine ?
Alors je l’empoche précautionneusement. Unique sécurité : la détente est très dure à fonctionner. J’ai dû mettre beaucoup de force pour la presser. Je renfouille.
— Ecoutez, messieurs, fais-je aux policiers, tout cela est un immense malentendu que nous dissiperons bientôt. Pour l’instant, j’ai besoin d’avoir les coudées franches, alors laissez-nous partir sans jouer aux mariolles, il serait regrettable qu’un accident se produise.
Voilà, gentiment, sans élever le ton.
Et le plus fort c’est qu’on part en toute quiétude. Juste qu’on doit enjamber la bonniche évanouie de saisissement.
Et puis on retrouve la rue grouillante, avec ses touristes à la gomme, déjà harassés par leur matériel photographique, ses autochtones un peu goguenards, sa joie simple, sa touffeur, ses magasins bourrés de saloperies en verre filé.
On file aussi.
Mais pas loin.
CHAPITRE RÉUSSI
DANS LEQUEL C’EST PAS DE LA TARTE !
Je me souviendrai tout bien. Certaines choses, quand elles se produisent, tu sais immédiatement leur impact sur ta mémoire. L’à quel point elles feront partie intégrante de toi dans les désormais.
C’est juste comme on passe devant une boutique où l’on vent du cuir repoussé et même repoussant de par sa qualité ultra-médiocre. On éprouve comme une piqûre dans le dossard, Béru et moi. Je sais que nous la ressentons ensemble puisque c’est ensemble que nous sursautons. Ensemble qu’on rame en arrière avec la main comme pour essayer de s’arracher un aiguillon de la bidoche. Et puis notre main retombe. Ça oui, je sais que ma main est retombée en même temps que la pattoune du Gravos. On s’est arrêtés. Oui, on s’est arrêtés. On était brusquement tout chose. Un peu flottants de l’intérieur, mais euphoriques cependant, comme si nous avions remporté je ne sais quelle grande victoire sur je ne sais qui ou quoi, peut-être sur nous-mêmes ?
Et y a eu une sorte de dédoublement. C’est-à-dire, tu vois, que ce qui se passe présentement nous paraît s’être passé il y a longtemps. A preuve : j’en jacte au passé.
Bon, on est là, plantés, comme deux arbres sur un trottoir, en face de ce marchand de corneries en cuir. Du cuir vert, rouge, beige, tout mince, tout minable…
Et Bérurier éclate de rire, de son beau rire cuivré, si franc et loyal.
— Elle est bonne ! dit-il.
Moi je rigole aussi, en me demandant toutefois ce qui motive cette flambée de belle humeur que rien ne justifie. Alors quelqu’un se coule entre nous, nous saisit chacun par un bras. C’est la môme Marika, bioutifoule à pleurer dans une robe de soie bleue légère comme un kleenex.
— Eh bien, vous avez l’air en forme tous les deux, nous dit-elle gaiement.
Primesautière elle est. Ce mot qui me vient en la considérant : primesautière. Tu l’emploies pas souvent. Il est en réserve du vocabulaire avec un tas de copains mots.
Primesautière, donc, Marika nous entraîne. Et on la suit joyeusement, en se marrant de tout ce qu’elle nous dit : des trucs insignifiants, mais… primesautiers. On est contents. Il fait beau et faim. Elle promet qu’on va manger du melon-jambon, et aussi des spaghettis à la vongole en buvant un vin rital de la région de Florence. C’est chouette à elle, non ?
Son barlu est là tout près. La vedette du comte Fornicato, battant pavillon aux armes de Venise. Le pilote, c’est le Gustave qu’on a filé à la flotte hier. Il fait la gueule, on rigole rétrospectivement de sa plongette dans le caca vénitien.
Il fait une décarrade de première entre deux sillages d’écume presque blanche. Le moteur du barlu tourne impec, en produisant un bruit grave, presque caverneux.
On va pas loin. Dans le fond, si tu mates un plan de la ville, tu t’aperçois que rien n’est loin à Venise. Y a toujours un canalet de traverse pour te conduire là que tu te rends, à travers les palais en digue-digue.
On entre chez le comte.
J’avise au fond du hall Caramella, la vieille nounou, toute gringrin du tour de curés qu’on lui a joué et pour lequel elle a dû se faire tancer d’importance comme on disait à l’époque où la France parlait français.
Elle a un grand mouvement de menton pour exprimer la hauteur, l’indignation. Elle veut plus nous savoir, Caramella, feintée à mort comme elle le fut. Elle est épuisée d’indignation, de réprobation. Elle pourrait nous chier, elle se gaverait de pilules laxatives pour nous expulser plus vitement, et en totalité.
Marika continue de plaisanter.
Nous de la suivre en plein contentement.
On monte au deuxième par un ascenseur que j’avais pas vu lors de notre première visite, tellement qu’il est discret dans un repli de l’escadrin.
Un salon attenant à la chambre de Spontinini. Le vieux forban est laguche, en compagnie de Fornicato et d’un autre personnage qu’il m’est indispensable de te décrire, bien qu’il y ait pas grand-chose de lui qui soit visible. L’homme en question porte un imperméable beige très clair, boutonné jusqu’au menton, un chapeau Stetson à très large bord ombrage sa tête, et il protège sa frime avec des lunettes à verres bleus plus grands que des hublots. Je t’ai pas encore dit qu’il avait une barbe ? Ben, il. Elle est noire, taillée carrée, fournie, frisée. Le personnage se veut mystérieux jusqu’au bout des ongles et il se déguise exprès en mystérieux, comme s’il tenait à attirer l’attention sur ce point. Le côté : hé ! les gars, regardez comme je suis bien mystérieux !
T’as déjà vu des photos de Fernand Legros ? Ben voilà, comme on disait dans le village à papa : il lui donne de l’air, ce qui signifie qu’il cultive une certaine ressemblance avec le fameux personnage. Ces messieurs interrompent leur causerie pour nous regarder entrer.
— Ah, mais voilà qui est bien, ma chère Marika ! dit Spontinini en anglais.
Le jeune comte a une grimace maussade. L’autre, le chevalier Mystère, se contente de cracher dans son mouchoir un truc qu’il se met ensuite à admirer comme s’il n’en revenait pas d’avoir eu un si joli glave dans le larynx.
Je te parierais ce que tu sais contre ce que tu souhaites (mais tu peux toujours courir !), qu’on causait de nous au palais. On arrive en plein dans des phrases qui nous étaient consacrées, ça se devine au rapport qui se met à exister entre nous et leurs physionomies.
Spontinini fait claquer ses doigts, comme on faisait autrefois pour alerter les serviteurs. Son secrétaire, la grosse gonfle inaboutie, sort de l’ombre où elle se tenait embusquée, à manipuler de la paperasserie. Aucun clébard dressé ne saurait l’être mieux que ce type. Au doigt et à il obéit. Le gangster lui adresse un mouvement de menton et ce louche individu me prend aussitôt en charge. Il tire de sa poche une paire de menottes, comme s’il était naturel qu’il vécusse sa vie en trimbalant sur lui ce genre d’objet ; c’est un cabriolet de marque ricaine, à enclenchement fougnazé, alors que les nôtres sont à trifouillage molduc, je te le rappelle au passage. Poum ! il me les assujettit aux poignets, puis me pousse dans la chambre voisine qui se trouve être la sienne.
Ce mec, je l’avais pas regardé au fond des yeux encore. Brrr, mon euphorie s’en trouve altérée. Il appartient à l’espèce des reptiles à pattes, ce garçon, comme les sauriens. La dextérité avec laquelle il me fouille, tu ne peux pas savoir, yayaille ! Il a dû être piqueur à ses débuts, pas dans une chasse à courre, mais dans la foule de Broadway !