Tandis qu’il escrime, mézigue, j’ai des chandelles grosses comme des cierges qui me déboulent le long de la raie médiane. Spontinini, c’est le tout méchant Gaspard. Un gonzier implacable, plus vicelard qu’un bourreau chinois de l’époque Ming. Il doit s’offrir des inventeries carabinées lorsqu’il est en renaud. Des trucs auxquels on n’oserait pas penser. Alors, le fils unique et hautement préféré de Félicie se tient le langage suivant qui, pour être tout intérieur, ne manque pas de pertinence :
« Mon chéri (car j’ai mes moments de faiblesse), il n’est que temps de veiller à ta santé et à celle de l’Infamure béruréenne. Tu as des poucettes, mais l’usage de tes jambes. De plus, le secrétaire n’a pas jugé bon d’aller bouclarès le pistolet désintégreur. Il l’a déposé sur un meuble. Je n’ai que d’aller l’emparer, l’assurer dans mes deux belles mains jointes par l’acier des menottes et braquer ce beau monde le moment opportun. Comme Spontinini et ses deux collaborateurs connaissent la nature de cette arme, ils céderont à toutes nos exigences. Je ferai délivrer Béru qui, ensuite, me délivrera à mon tour. Et j’alerterai téléphoniquement la rédaction vénitienne du plus grand journal d’Italie en leur demandant de me dépêcher une armada de reporters auxquels je révélerai le poteau rose. Ainsi serons-nous blanchis comme des minotiers, la Gravaille et moi, et fournirai-je à la presse occidentale l’un de ses plus fracassants sujets depuis le raid des Israéliens en Ouganda (à propos d’icelui, souvent je me dis : « Et si Mme Claustre avait été israélienne ? »).
Tu vois que les cellules au gars Sana ne chôment pas !
Ah ! si tous les gars du monde voulaient me donner la main…
Aussitôt dit, aussitôt réalisé. Je vais au meuble « Renaissance italienne » (j’aime pas beaucoup, mais tout le monde peut pas être espagnol) sur lequel se trouve le feu extra-plat. Le plus duraille c’est de remiser le bloc générateur d’énergie dans ma limouille. Lorsque tes papattes ne sont écartées l’une de l’autre que de quinze centimètres, c’est fou le nombre d’occupations qui te sont interdites : la boxe, la pêche au lancer, l’aviron, et surtout le diabolo. Mais l’esprit de conservation prime celui d’Eloi. Quand ta peau est en jeu, tout te devient possible. Le danger crée la force, de même que le courage n’est, bien souvent, que l’élégance du désespoir. Alors je parviens à me munir du bloc, à assurer le revolver dans mes deux chères mains, les plus douées après celles de Mozart.
Voilà, il est prêt, le Sana.
Un coup de périscope à Béru. Une vraie boîte d’amorphes, Mister Mammouth. Je le trouve tout gnagna, ces jours-ci. Est-ce qu’il « me » couverait pas une fièvre éruptive, mine de rien ? Tu le vois pas se farcissant une scarlatine, à son âge ? Voire la rougeole ? Ou, qui sait : la vérole ? On lui a bien fait son B.C.G. au moins, à l’artiste ? Là, il dodeline comme un vieillard dans ses souvenirs. Il navigue dans de la crème fouettée, l’Attila des comptoirs. On dirait qu’il regrette son passé, p’t-être son futur. Ou bien qu’il a faim. Voilà : il meurt de faim, le pauvre porcelet.
Je lui adresse un clin d’œil. Il y répond par une moue miséreuse.
— T’as le coup de barre ? je lui demande.
Il exprime un rot tellement prolongé et riche d’intonations qu’il pourrait passer pour un dialecte.
— Cela va de soi, admets-je en m’approchant de la lourde.
Je bigloche à nouveau. Justement, le Mystérieux et son comte (courant postal) reviennent.
— Alors, messieurs ? demande allégrement Spontinini.
— Nous sommes enclins à accepter votre marché pour peu que vous vouliez bien y inclure une clause, dit le Barbu.
— Dites voir ?
— Eh bien, vous vous doutez que nous sommes anxieux de l’évolution de cette affaire, aussi nous voulons garder un contact permanent avec vous. Chaque jour nous passerons à votre domicile pour examiner le coffre.
Un éclair pas gentil noircit l’œil déjà très très noir du gangster.
— D’accord.
Ils se taisent un bout de moment, se laisser le temps, les uns les autres, d’enregistrer leurs acceptations réciproques. Un marché, quand il aboutit, c’est toujours commak : y a une espèce de bref accablement. Accepter c’est abandonner, même si les conditions te satisfont. L’homme qui vend est privé de sa marchandise et l’homme qui achète de son argent. Alors l’un et l’autre désemparent un chouïa, le temps d’admettre. C’est ça, le chiendent des hommes : ils s’usent à regimber. Comme ils s’économiseraient s’ils pouvaient tout admettre d’emblée !
— Parfait, dit enfin Spontinini ; mon secrétaire va vous verser la somme promise en dollars. Et, pour fêter cet accord, mes amis, je vous convie à un petit safari de ma façon.
— Quel safari ? interroge Fornicato.
— Mon cher comte, vous oubliez que deux témoins dangereux se sont immiscés dans cette affaire, il convient de s’en séparer définitivement, et ce d’une façon attractive…
— Pas tout de suite ! s’écrie le fougueux Santonio en ouvrant la porte d’un coup de savate. Que personne ne bronche !
Tu veux que je te dise, Victor Hugo ?
Eh ben, on n’a jamais rien trouvé de plus théâtral que « Bon appétit, messieurs » de Ruy Blas. Jamais, au grand never. Le gonzier qui intervient au moment où il est censé figurer la cinquième roue de secours du carrosse et qui prend immédiately la situation bien en pogne, c’est lui le vrai tout pur héros incontesté. « Que personne ne bronche ! » c’est plus moderne que « Bon appétit, messieurs ». Ça n’a pas son petit côté Quintonine. Ça inquiète d’entrée. Y a la mort qui se met à volplaner sur la scène, tu comprends ?
Eux tous, ils ont un sursaut, sauf Spontinini, mais lui il est paralysé, alors ses réflexes doivent vermoudre, fatal. Et puis y a le carat qui patine les nerfs. Sans compter son self-control congénital, naturliche.
Le comte à rebours (pédé à ce point, on peut y dire) lève déjà ses mains bagouzées. Marika blêmit. Mais le secrétaire j’sais plus son nom, est-ce que je l’ai su ? (Tu te rappelles que je l’eusse baptisé plus avant, técoinsse ?) Le secrétaire, reprends-je, paraît pas plus impressionné par ma pétoire anéantisseuse qu’un fabricant de hamacs par le soutien-gorge de Barbara.
Loin de n’obtempérer, il se penche sur son boss et lui vermicelle des chuchotis dans la feuille à poils.
Spontinini sourit et plisse ses deux yeux à la fois. Son sbire qui doit interpréter jusqu’aux éternuements de son patron opine (le cheval, puis-je ajouter, car j’sus resté au moins trois polars sans te le faire et j’en peux plus de rétention). Il coule sa dextre dans sa poche sinistre. Des mecs, la plupart, c’est un portefeuille qu’ils se trimbalent, avec leurs différentes cartes de membre et la photo de leurs avortures. Ben lui, non : il a, en guise de vade-mecum, une matraque-stylo. Tu savais que ça existait, toi ? Moi, c’est ma première. On dirait franc un stylo, parole, mais ça se désemboîte comme une antenne de transistor, quand tu veux raffiner sur la modulation de fréquence, et ça devient long de quarante centimètres. D’une flexibilité redoutable. C’est de la tige d’acier trempé (trempé dans quoi, je saurais pas te le dire) et gainée de peau de suède, ou de veau (je le vois mal depuis ici et je m’y connais pas des masses en bovins).