Le v’là qui me marche au-devant, ce nœud.
— Arrête, petit gars ! je lui lance, en anglais de wagons-lits Cook, arrête ou je te transforme en rien du tout.
Mais tu crois qu’il ? Mes fesses, moui ! Ce garçon, dans sa belle tête de névropathe surexposé, il se dit commak qu’un flic osera jamais l’anéantir. Même un flic français, pourtant entraîné à défourailler avant, pendant et après les sommations d’usage. Il y croit pas à mon instinct meurtrier, l’ami. Surtout anéantir complètement, à ne pas te laisser de cendres ! C’est redoutable comme décision à prendre. Il secoue sa matraque de poche. Le goumi de l’homme élégant qui ne déforme pas le costar. Il se pourlèche. Son regard fixe, un brin morbide, en est humecté de jubilance.
Alors, bibi, comprenant qu’il va déguster incessamment, tu sais quoi ? Je décide d’ouvrir une grande brèche dans le beau parquet Renaissance entre lui et moi. A titre d’avertissage. Je pique le nez de l’arme au sol, presse la détente. Ça fait un léger clac. La crosse ne chauffe pas, comme ce fut le cas à l’hôtel des deux z’Hollandais, ces cons ! Le secrétaire secoue la tête, doucement, afin de m’expliquer que je ne dois pas être surpris, que son arme est une sorte d’allumette qui ne peut servir qu’une fois, ou du moins être approvisionné en nouvelle recharge.
Je mesure la déconvenue de Spontinini quand il a su que je m’en étais servi. C’est comme si, disposant d’un fusil à deux coups pour un usage précis, je lui avais brûlé une cartouche.
Le gars est là, maintenant. Sa matraque siffle comme un serpent qui serait arbitre de foot. J’esquive, mal. Le gourmi me scalpe un brin de cuir chevelu et m’endolore violemment l’épaule. Si terriblement fort que je suis comme paralysé. Ne peux plus remuer mon torse.
Un nouveau coup : des étincelles me gerbent dans le cerveau. Pourtant je ne perds pas complètement conscience, non plus que confiance. J’ai assez de lucidité pour voir jaillir Bérurier, enfin arraché de ses torpeurs. Tu sais, en athlétisme, le triple saut en longueur, qu’a l’air si glandu à voir ? Que je me demande d’ailleurs pourquoi, trois pas, et pourquoi pas douze ? Et pourquoi pas cent du temps qu’ils y sont ! Trois pas, c’est un début de course à pied, non ? Mais enfin, si ça les amuse, moi j’m’en branle à mort.
Bon, je t’en reviens, Bérurier, le cher chéri. Il paraît exécuter un triple saut. Mais au lieu de se recevoir talons joints, ses deux pattounes finissent dans le bas-ventre au secrétaire. Pour une réussite, une acrobatie rare, un numéro inattendu, c’en sont (et Dalida). Le Ricain à bouille de dévié-sexuel-chrétien quitte le plancher de cinquante centimètres et sur une distance d’au moins trois mètres vingt-quatre. Il a jamais dû faire de catch, bébé rosse, car il se reçoit comme un chien dans un jeu de quilles. Hou youyouille, mon verre de montre ! Chplafff ! Va lui falloir un coussin pour se mettre à table. Ou alors qu’il briffe debout, façon snack. Il reste au sol, quasiment inanimé. Juste qu’il tente de petits efforts avec les mains pour prendre appui. Il est décoiffé, sa raie de démocrate a perdu le droit chemin. Son teint rose pâle est devenu vert oseille. Son regard fait songer à un appareil à sous de San Francisco, sa ville natale. Il aurait trois yeux qui tournicoteraient comme ses deux d’en ce moment, je te jure, au lieu de prunelles, il finirait par apparaître trois citrons verts et il lui sortirait une poignée de jetons du fouine, à ce Martien !
— Steve, voyons ! gronde Spontinini, vous avez fini vos simagrées !
Ses simagrées ! Tu parles, Aznavour ! Simagrées ma colonne, oui ! Il s’est drôlement voilé l’arête, ce vieux pélican. Les intellectuels, leur point faible c’est le manque d’exercice. Tu remarqueras, tous les grands esprits finissent par se péter la gueule en sortant de leur baignoire. Ils font des découvertes bouleversantes, et puis ils glissent comme des zobs sur une savonnette. Tu trouves pas que la vie est triste, toi, quand on l’examine au plus près ?
Epuisé par ses minuscules efforts, le gars retombe à la renverse. Et deux fauteuils à roulettes, deux ! Ils vont faire une belle paire de presses-livres, Spontinini et son âme damnée.
Bérurier qui s’est entièrement récupéré, marche au groupe. Il balance un coup de saton dans les meules du comte. L’autre hurle (de bonheur ?). Ensuite, Sa Majesté, toujours malgracieuse, administre une baffe à la Marika qui te couche mademoiselle sur les genoux de son protecteur. Il va pour s’occuper du faux Legros (un faux Legros, c’est bien le comble du comble, non ?) mais ce dernier a eu le temps de reprendre ses esprits et de prendre, par-dessus le marché, son couteau. Un joli ya nacré, long et courbe. La lame jaillit comme la zézette d’un militaire qui assisterait à un massage d’Alice Sapricht. Et rran ! La lame disparaît. A l’intérieur de Bérurier.
O mon Dieu ! Mon cher Dieu, pourquoi joues-Tu au con avec nous ?
CHAPITRE EXCEPTIONNEL
DANS LEQUEL JE ME DIS QUE MAC-MAHON N’ÉTAIT PAS SI CON QUE ÇA !
C’est un grand bateau.
Enfin, pas le France tout de même, mais une forte embarcation qu’on peut y tenir douze dessus sans se gêner ni se noyer.
Or, nous ne sommes que sept (en anglais seven). Spontinini occupe la place d’honneur, au milieu du barlu, rivé à son fauteuil qu’on a attaché à un banc pour pas qu’il. Le secrétaire, un peu remis de sa chute arrière, a tenu à participer à la croisière. Il marche tout raide, les deux poings aux hanches pour bloquer ses reins qui débloquent. Enfin, à bord du canot, il ne marche pas, mais flotte de concert (dirigé par von Karajan). Marika est ravissante avec sa mousseuse écharpe blanche flottant au vent doux de la lagune. Le barbu a l’air de se barber et le comte de compter les miles. Le méchant rancuneux qui pilote la flotte de Fornicato est à la barre.
On pique, non des deux, mais sur le large. Ça sent la mer. Il fait beau. Des bruits de scène, au loin. Le floc de l’eau contre la proue… Le ronron diesélique du moteur, sur un rythme de valse (puisqu’il est à quatre temps, il peut se permettre !).
Je suis ligoté au fond de la barcasse, mort de peine. Tout cela s’est passé si vitement, si connement surtout…
Mon Béru qui se retourne, avec ce manche de nacre sortant de lui comme un portemanteau d’un mur. Et qui a l’air d’un taureau estoqué. Olé ! Estomaqué aussi. Un peu foudroyé. Il envoie une main en arrière pour vérifier le truc du chose, mais son geste ne s’achève pas et Dudule part aux quetsches. Ses jambes renoncent à supporter cette masse viandeuse plus longtemps. Elles fléchissent. Il tombe à genoux. Ce n’est qu’une courte transition. Mister Mastoc s’abat en avant, avec un grincement de chêne. Reste immobile.
Et moi, je lui crie :
« — Béru ! »
En mettant toute mon âme, ma tendresse, nos années de copinerie.
Je ne prête pas attention au vilain barbu qui s’est emparé de la matraque à Steve (c’est bien Steve que Spontinini lui a dit, quelques pages plus tôt, t’es sûr ?). Il est venu m’en flanquer un coup raide et sûr sur la nuque, mettant provisoirement fin à ma peine.
Et puis voilà qu’on est dans cette grande embarcation blanche qui pue plus ou moins le poisson et le cordage mouillé. Elle dodeline à peine sur le flot raisonnable de l’Adriatique. Pas de quoi flanquer le mal de mer à une vieille fille beauceronne.
La tête me fait mal, mais l’âme plus encore. Béru, mon Béru… Est-ce terminate pour lui ? Où est-il ? Qu’en est-il advenu, du cher Gros ?
Je repère un étrange attirail à l’arrière du canot. Des ballons de caoutchouc dégonflés, des gueuses de plomb, des cordes, une bouteille d’air comprimé de plongeur dont le jaune cru accapare tout le soleil, des carabines…