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Là-bas, le barlu blanc s’est presque arrêté. Le moteur est au point mort, mais l’embarcation danse sur les vagues paisibles. On dirait un bateau sur son lieu de pêche.

J’attends.

Te dire que je n’ai pas la frousse aux tripes, si, évidemment. Je ne veux pas me faire plus caïd que je ne suis. Pourtant, malgré la hideur de ma situation, je me sens en paix. La paix des profondeurs, tu vas m’ajouter, pauvre noix vomique !

Je pense à Béru. Mon cher bon Gros qui n’est plus. Je me revois allant le chercher chez lui, un matin. Sa vachasse préparait le caoua. J’en accepte une tasse. On me présente le sucrier. Plein de sucre en poudre. J’en prends une cuillerée, une seconde, une troisième, car je raffole des douceurs. Si ces fumiers ne me coulaient pas à pic en Adriatique, j’aurais peut-être clamsé diabétique, ce qu’est un vrai chiendent pour la baisance à ce qu’on dit. Donc, tu vois, c’est mieux ainsi !

Bon, je te reviens chez les Bérurier. Je veux puiser une quatrième cuillerée de sucre lorsqu’en touillant le pot, je sens une résistance. Quelque chose de dur bloquait ma cuiller. Je fais part de ma surprise à mes hôtes.

« Oh, scuse, a dit le Mammouth ! »

Il a plongé ses doigts dans la blancheur scintillante et en a ramené, tu sais quoi ? Son dentier !

Il l’a secoué au-dessus du pot en me disant :

« J’aime mieux le mettre tremper la nuit dans le sucrier que dans un verre d’eau, c’est plus agréab’ pour le renfourner. »

C’était comme ça, Béru. Fou et irremplaçable. Vivant, quoi ! Avec ce qu’il faut de bestial pour ne pas se prendre pour autre chose qu’un homme.

Des vagues, les ballons qui tangotent me cachent par instants le barlu. Je distingue plus ce qui se passe à son bord.

Mais j’entends.

Tzzzziou !

Une balle siffle dans l’eau, au ras d’un ballon, sans le toucher. Mince, si parmi les tireurs il est un branque de cet acabit, je risque de périr d’une praline dans le cigare.

Tchouffff !

Touché !

La grosse boule orangée fait un bruit lamentable. La balle l’a mise en charpie et ses lambeaux flotaillent tristement près de ma tête, comme si un représentant de commerce venait de vider son cendrier plein de préservatifs usagés.

Rien ne se produit concernant ma sustentation. J’ai toujours la bouche hors de la baille, ce qui, dans l’immédiat, ne me sert de rien puisque je respire l’air de la boutanche.

Maintenant, ça canarde en duo :

Tchoufff, tzzziou, fchllliu…

Marrant, les différentes sonorités, selon l’impact. Une praline a cogné ma bouteille, tu te rends compte si je risque gros, moi ?

Un autre ballon crevé ! Mon visage s’enfonce entre deux eaux. Il y a une épaisseur glauque, d’un vert étrange. A travers cette flotte miroitante, je continue d’avoir la notion du soleil. Il est toujours là, lui. Et ce qu’il s’en tamponne de mes avatars, le mahomed ! Il en fout un rayon, le reste, fume !

Je ne perçois plus les détonations. A moins que ce ne soit ces grondements caverneux qui déchargent des chiées de décibels dans mes baffles, par instants ? Oui, probable…

D’autres ballons ont dû partir en sucette car, tout à coup, une force irrésistible m’entraîne vers les fonds insondables. Une descente lente et sûre. Je tente de me filer à l’horizontale pour freiner mon engloutissement, mais ne le puis. Le jour s’en va de moi. Une pénombre suave m’environne, peuplée de poissons à têtes cauchemardesques qui me regardent passer, comme les clients de grand magasin regardent passer devant eux un ascenseur bondé. Certains me font un brin de conduite. Pas longtemps. Je les désintéresse vite. Un San-Antonio qui coule, pour un congre, tu sais, y a pas de quoi se mettre la queue en trompette.

Je respire le plus calmement possible, mais la pression augmente et un poids formidable pèse sur mes cerceaux. Je lève la tête vers la clarté qui s’abîme, tout là-haut. J’aperçois une forme ronde au-dessus de ma tronche : c’est le dernier ballon qui n’a pas éclaté et que j’entraîne avec moi au pays des coraux.

Il a dit « un quart d’heure de survie », Spontinini. Ça fait bien trois ou quatre minutes que je tire sur ma réserve.

Je vois monter, rectilignes, des grappes de bulles. Les veinardes, elles vont aller crever au soleil, elles.

Il fait de plus en plus sombre et étouffant.

Alors je dis non à cette sotte fatalité. Je refuse cette mort atroce. Le caprice démentiel d’un vieux pervers, et je devrais me terminer dans une agonie pareille ? Merde ! Merde, merde et re-merde !

Putain, si au moins j’avais les mains libres, je pourrais tenter de me détacher. Dis, y a pas un poisson scie à proximité, des fois ?

Je cherche à séparer mes poignets. Je tire sur mes liens à m’en déchirer la viande. En vain ! La flotte les a gonflés et ils me compriment de plus en plus fortement.

Non : tu ne peux rien pour toi, Sana. Rien qu’une prière. Rien qu’une pensée à Félicie. Rien qu’un regret de ce qui fut et qui cesse, là, dans de l’eau de plus en plus froide. Au sein d’un univers de mort qui s’obscurcit.

A quelle profondeur me trouvé-je ? J’ai fait pas mal de plongées déjà, aux vacances. J’avais un fusil harpon, un profondimètre, tout un bastringue d’équipement de chiasse. Et là, pauvre homme démuni, privé de son propre secours, je sombre dans le néant. Ai-je déjà parcouru vingt mètres ? Trente ? La pression est si forte que ce ne serait pas impossible. Mes oreilles bourdonnent et saignent peut-être ?

Je tente de replier les genoux, mouvement dérisoire, comme si, en soulevant les gueuses de plomb, je pouvais enrayer leur pesanteur, la neutraliser. D’ailleurs je ne puis les remonter, au contraire : je m’enfonce un peu plus vite ! Des lueurs rouge foncé brouillent ma vue. Il va déclarer forfait, l’Antoine. Déposer son bilan, sa chique, son pedigree.

Mon thorax est sur le point d’éclater.

J’en peux plus de cette immensité qui me comprime.

Il avait raison, Mac-Mahon : que d’eau, que d’eau !

C’était un homme qui savait parler aux foules. Tiens : brusquement, je cesse de descendre.

TRÈS BEAU CHAPITRE

PARTICULIÈREMENT CONSEILLÉ AUX ÂMES BIEN NÉES DONT L’AVALEUR N’ATTEINT PAS LE NOMBRE DES DAMNÉS

« Que d’eau, que d’eau ! » il exclamait, le Mahon, devant des inondations.

Ben, qu’aurait-il dit à ma place ?

Considérer l’eau lorsqu’on se trouve hors d’elle et la considérer quand on est in, c’est une autre paire de manches (à air), crois-me.

J’essaie de voir en haut, vers la vie, vers le jour, vers l’oxygène… Et mon Dieu que c’est beau, ce reste de clarté somptueuse, cette permanence du soleil tant bronzeur et vivifiant. Ah ! comme je préférerais me trouver dans un Sahara sans eau, perdu dans les morsures solaires ! Combien je voudrais être ailleurs, n’importe où pourvu que ce ne soit plus ici.

Ayant le torticolis, je baisse la tronche.

Et alors, ma peur s’accroît parce que l’effet ne se recule pas. Au-dessous de ma pomme est le néant gouffreur. Le noir décroissant (de lune). Le vertige des profondeurs insondables ; du moins pas sondables par moi ! C’est une espèce d’enfer épouvantable, louche, réduiseur. Je me trouve à la pointe d’un promotoire aigu. Mes deux pinceaux y reposent tout juste, y a à peine de la place pour eux, comme sur les semelles de ciment d’une chiotte à la turque. De part et d’autre la dévalade continue et les gueuses de plomb reposent en équilibre instable (ou en déséquilibre stable, au choix) sur les flancs de ce pic marin.

Un mouvement accentué et ça va continuer, la descente. L’anéantissement. De toute manière, canner pour canner, que ça soye un peu plus profondément ou non, la belle différence, hein ?