Pourtant, je me maintiens par un prodige de volonté. Et, pour ne pas perdre la raison, à force de trop d’horreur, je fais le bilan de ma triste situation. Le débit (celui de l’eau surtout) l’emporte puissamment sur le crédit. Dans cette dernière colonne, je ne puis inscrire que dix minutes au plus d’oxygène. La première, celle du débit, n’est pas assez grande pour héberger la somme des périls, avanies, maléfices et autres désespoirs qui m’accablent.
Mes liens ?
Je voudrais que tu les visses (et surtout les dévisses !). Mastars comme le pouce. Serrés. Implacables. Tu te déferais plus aisément d’une maîtresse avec qui tu vis à la colle depuis trente-cinq ans.
Mes bras coincés dans mon dos, sous la bouteille, me semblent détachés de mon individu. Ou pour le moins à moitié arrachés. J’ai les doigts déjà gourds et le froid des profondeurs me paralyse.
Je suis là, comme un con, à faire des bulles qui m’enfuient, et à ne pas broncher pour éviter de descendre plus bas.
Et alors, je m’adresse à mon lutin intérieur, ce petit gueux folâtre qui, parfois, dans les périodes difficiles, vient me chuchoter quelque judicieux conseil.
Je l’exhorte. « Mignon, lui dis-je, cela fait des années que je ne t’ai pas invoqué. Pendant tout ce laps de temps, je n’ai compté que sur moi-même. Mais maintenant, considère ma faiblesse, mon dénuement extrême. Tiens compte de ma bonne conduite. J’ai toujours respecté les grands principes, voté selon ma conscience et aidé mon prochain quand la chose ne me coûtait pas trop. Cela vaut bien une petit fleur, non ? Alors aide-moi, quoi, merde ! »
Seulement les petits lutins ne sont pas amphibies et le mien tait sa gueule.
Force m’est donc de ne compter que sur moi. C’est peu.
Dix minutes de vie ; ou plus exactement de survie. Faut en faire quelque chose, non ?
Je réexamine ma position.
Et, oublieux de son extrême horreur, voilà que mon naturel chassé au galop revient peinardos-calmos, comme le bourrin de course regagne le pesage après avoir désarçonné son cavalier (et du coup les parieurs qui lui ont fait confiance).
Un seul espoir.
Pas deux !
Et pratiquement pas un, mais un poil de cul d’un, voilà, pour être précis, concis, circoncis.
Je dois m’agenouiller au sommet de ce pic marin, en préservant mon équilibre. Vu ? Ensuite, si je parviens à adopter cette position, il va me falloir tenter, du bout des doigts, de dénouer le sac de nœuds maintenant le lestage à mes chevilles. Faire cela par-derrière, comme parfois avec ta petite amie, pour changer, te donner l’illuse qu’elle est une autre que tu ne connais pas ! Faire cela par-derrière et à l’aide de pauvres doigts engourdis. Faire cela avec des liens gorgés d’eau, dilatés à l’outrance. Faire cela en essayant de ne pas culbuter dans les noirs gouffres qui m’environnent.
Au boulot, Sana ! Te reste une huitaine de broquilles, tout au juste. Gaspille pas ta belle marchandise, mec. Respire mollo, déguste. Ça a un peu le goût de conserve, et c’est pas de l’oxygène trois étoiles, mais faut faire avec.
Comment je deviens pas dingue ? Mystère. Sans doute parce que l’exercice auquel je me livre mobilise toutes mes forces et l’entièrement de ma pensée. Je vais pour me baisser, d’autant plus lentement que la boutanche fait bouée et me tire vers le haut ainsi que le ballon restant ; mais tout ce que je parviens à exécuter, c’est une inclinaison du buste de quelque trois centimètres, pas mieux. Impossible d’obtenir davantage. Quand je dévalais, le plomb était le plus fort, mais ce palier précaire laisse jouer la force contraire. Jamais, non, jamais il me sera possible de m’agenouiller. All is foutu, fors l’honneur, comme disent les Anglais, ces cons.
Eh ben, tu vois, j’aurais au moins tenté l’impossible qui n’est pas français, ces cons !
Je ferme mes yeux brûlés par l’eau salée, écrasés par la pression. Résigne-toi, homme de faiblesse. Mets ton âme en paquet et confie-le à Dieu qui fera le tri. Satisfais-toi d’avoir été, ce qui, comme disait l’autre, n’est pas à la portée de tout le monde ! Tu fus un homme, San-Antonio, que cette notion t’aide à finir. Puisque l’avenir se dérobe, plonge ta tête dans ton passé, comme l’autruche dans ses plumes. « Y avait une petite fille dans notre rue, elle se prénommait Jeannette et jamais un être n’a pu en aimer un autre plus fortement que moi cette gamine constellée de taches de rousseur. »
« Un jour, il y a longtemps, grand-mère est venue habiter à la maison, c’était du vivant de papa. Elle tombait gentiment en enfance et passait des heures à feuilleter le catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Etienne (c’est ainsi que s’appelait Manufrance). Elle m’agaçait, alors je lui cachais ses lunettes, sale petit fumier ! Et tandis qu’elle les cherchait, je me disais : « Elle brûle ! Ah ! elle refroidit »…
Je reçois une brusque bourrade qui me fait tituber. Qu’est-ce à dire (ou à savon ?). Je rouvre les yeux. Un poisson ? Une ombre géométrique vient de passer près de moi. Non, pas un poisson : une ancre ! T’entends, fesse de rat chiareux ? Une ancre. Elle s’éloigne ! Oh ! misère du ciel ! Oh ! douleur extrême ! Oh !
Elle disparaît derrière moi après avoir décrit un large arc de cercle. Ainsi il y a donc quelqu’un là-haut, vers la vie ? Quelqu’un au-dessus de moi, qui pêche ? L’ancre réapparaît sur ma gauche. Elle est un peu plus bas qu’avant. Elle semble chercher un sol à quoi s’agripper. Tiens, là v’là qui me rapproche ! Mais je ne puis la saisir. Avec quoi, mes mains sont dans mon dos ? Que faire ? N’ai rien. Si : ma bouche. Un choix insensé à faire, désespéré, fou. Cracher l’embout de caoutchouc qui me permet de survivre encore quelques maigres minutes et tenter de mordre la chaîne au passage. Et après ? Qui me dit que le gonzier, là-haut, dans son barlu, remontera son ancre ? Et comment pourrais-je, privé d’oxygène, continuer de serrer mes mâchoires sur cette chaîne ? Combien de temps pour me ramener, si toutefois mes soubresauts l’alertaient ? La chaîne est au ras de mon visage. Tant pis. J’avale une goulée à en vider cul sec ma boutanche, expulse l’embout ; tords la tête pour saisir la chaîne avec ma bouche et m’élance loin du promontoire, tout de suite attirer l’attention du pêcheur en filant une secouée à son ancre, qu’au moins il croie avoir harponné un poisson ou un corps mort.
Ça y est : je tiens. Si l’on peut parler de tenir, verbe qui implique une notion de main. Je dois me briser les ratiches sur les maillons de cette chaîne, tellement je serre. Et je trémousse pour alerter. Et là-haut, dare-dare on se met à hisser. A hisser dru, à hisser vite.
Je remonte vers les lumières. Au début, c’est miracle, mon pote. Comme si, par une grâce infinie, j’étais dispensé de respirer, comme si on venait de décider que mes poumons ne servaient plus à rien.
Mais les réalités me reprennent, les nécessités devrais-je dire. J’étouffe. Je vais exploser, imploser. Tout est noir, moi que je croyais à plus de clarté. Ce réflexe con de vouloir ouvrir la bouche quand on étouffe, même si l’on a la tronche dans l’eau ! Ah, mais j’en peux plus, moi. Ah, mais je vais continuer à croquer de la ferraille alors que j’ai plus un pouce d’air à me filer dans les soufflets. Si c’est pas malheureux ! Penser qu’il m’en reste encore un chouille dans ma bouteille tyrolienne, merde ! Mais ce qui me permet de tenir, c’est La Fontaine, ce con. Le corbeau, pour vocaliser, il a largué son frometom’, tu te rappelles ? Et c’est messire renard qui se l’est clapé à sa santé. Alors tiens, tiens, tiens jusqu’à la mort, Sana, mon chéri. Dis-toi qu’un miracle commak, t’en trouveras plus sous le sabot d’un centaure. Si tu lâches, tu t’enfonces à jamais et dans une pincée de secondes, t’es défunté pour de bon. C’est pas un sous-marin autrichien qui te repêchera.