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— Mais…

— Oui, signore ?

— C’est pas le 13, d’ailleurs il n’y a pas de 13 ici, mais que des 12 bis, vous aviez le 21.

Je le biche par le revers :

— Etes-vous à ce point ignare en arithmétique pour ne pas comprendre, signore Bellaquiquetta ?

— Comprendre quoi ?

— Ce qui sauterait aux yeux d’un enfant de six ans, à savoir que si j’ôte le 2 de 21, il ne reste que le 1, et que si j’additionne ce 2 retiré et ce 1 qui subsiste, cela fournit un 3 de belle venue, lequel, placé à la suite du 1 restant nous donne inexorablement le nombre 13. Ah, monsieur Bellaquiquetta, je doute que vous dirigiez un jour la chaîne prestigieuse des Hilton. Pauvre chère Italie, comment serait-elle dirigée alors que ses plus modestes hôtels le sont en dépit du bon sens.

« Venez, ma chère amie, dis-je à la jeune femme, nous n’avons plus rien à faire dans cet établissement. »

Je l’entraîne sous la médusance éperdue de l’albergargotier.

* * *

Elle rit pendant trois minutes, montre en main, me déclare que je suis un type unique en son genre et un amant de grande classe (ce qui fait toujours plaisir), m’apprend qu’elle se prénomme Marika, ce dont je la remercie vivement, car rien n’est plus démoralisant que d’apprendre postérieurement aux joies du postérieur que ta conquête porte un prénom ridicule, dont je me garderai bien de donner des exemples ici, par crainte d’indisposer des lectrices potentielles qui en seraient affublées. Et puis je lui arrache la promesse qu’on va se retrouver demain à l’apéritif, sur la place, à la même terrasse que naguère. Et voilà un baiser pour sceller l’engagement. Sa silhouette claire se perd vite à travers la foule.

J’ai les cannes qui font bravo. La séance du couloir m’a flagadé.

Le crépuscule s’amorce dans un ciel indigo. Les pigeons commencent à prendre leurs quartiers de Hotte sur les corniches. Des marchands de yo-yos électriques paraissent jongler avec la lumière. Des jeunes gens en bras de chemise passent en se tenant par l’épaule. Ils chantent un truc communiste où ça raconte des promesses sur la liberté, le bonheur du peuple, le drapeau rouge et autres, tout ça bien, quoi.

Là-bas, de l’autre côté de la place, seulâbre à l’avant de la terrasse, Sa Majesté Béru, épanoui, plein de Cinzano, dodelinant, radieux d’être.

Je l’accoste en mollassant du geste. Le voyage, la monstre tringlée, j’suis fourbu.

— J’me demandais s’y fallait pas qu’ j’commande un sac de coucherie pour passer la nuit ici, me dit-il. Tout a bien boumé ?

— Magnifiquement.

— Tu leur as filé le train jusqu’au bout ?

Je souris.

— A fond, assuré-je pour ma satisfaction intime, la seule qui importe vraiment si tu y réfléchis.

— Y sont à quel hôtel ?

— Ils habitent un palais.

Je lui raconte tout.

Tout.

Le Gros renifle et murmure :

— Y en a qu’ont du bol. Si c’s’rait toi qu’aurais garé la tire, c’est M. Mézigue qui embourbait la déesse. E doit z’êt’ salingue, non, cette fumelle ?

— Pas mal, merci.

Il tète son verre vide :

— Et c’est d’autant regrettab’ que ça n’soye pas tombé sur moi qu’la bagnole m’échauffe les sangs. Moi, un long voiliage et j’ai le tricotin qui se déclenche.

— Que veux-tu, le destin a ses élus, murmuré-je, les autres doivent se soumettre avec bonne grasse, j’ajoute, songeant à l’épouse de mon plantureux coéquipier.

Le destin a tellement d’élus qu’il est obligé de faire appel à la main-d’œuvre étrangère pour les assumer. Comme nous décidons d’une dernière tournée avant d’aller dans un hôtel, deux messieurs s’arrêtent devant notre guéridon. Si t’es gai ris donc, comme on disait à la communale où on regorgeait d’esprit. Là, les deux gaziers ne sont pas gais et ne rient pas. Tu dirais presque deux frangins, ces messieurs. Pas très grands, mais assez baraqués des épaules, le cheveu noir, l’œil plus brillant qu’Aristide, des complets dans les gris clairs froissés, des chemises à col ouvert et des airs de te haïr qui t’inciteraient à demander un visa pour les îles de la Sonde.

Les duettistes ont un même mouvement admirablement réglé. Deux cartes me sont proposées. Seules les photos qui les agrémentent et les noms calligraphiés dessus diffèrent. Il s’agit de brèmes de la Sûreté vénérienne, je veux dire vénitienne.

On les examine, Béru et moi.

— Vous faites une collecte pour les œuvres de la police ? je leur demande.

Ça ne les amuse pas.

— Suivez-nous !

— En quel honneur ?

— Vérification d’identité.

— Elle peut s’opérer ici, pourquoi vous suivrait-on ? Tenez, voici mes pap…

Je n’achève pas. Ayant porté la main à mon veston, je constate que la poche intérieure est vide.

— Venez ! décide l’obstiné, à qui mon désarroi ne fait ni chaud, ni froid, ni chaude-pisse, ni chaud-froid de volaille, ni Godefroi de Bouillon, ni Geoffroy Saint-Hilaire.

C’est sans relique, je veux dire sans réplique.

— Montre tes fafs à ces messieurs. Gros !

— T’as paumé les tiens ? gouaille l’Enflure.

Il plonge dans sa vague, fait la grimace.

— Merde, y m’ont secoué mes fafs dans le vaporetto ! Ça y est, je me rappelle quand t’est-ce c’était. Un petit crevard à l’air pédoque dont j’croyais qu’y m’cherchait noise à la braguette, c’tait juste pour m’faire baisser ma garde. Ah, le fumarot !

On est là, un brin anéantis par ce coup du sort. Mais quoi, merde, on va pas se laisser démoraliser par si peu. Pas la première fois, les deux, qu’on a maille à partir avec des confrères étrangers. Au bout du compte tout s’arrange. Surtout quand il s’agit de poulets italoches. On serait aux fins fonds de l’Asie Minable, je veux dire Mineure, y aurait de quoi s’écrémer le cervelet, mais là, c’est un coup de turlu à filer à Paname. Dis, Venise, c’est quasiment français dans son genre.

Le plus simple c’est d’accompagner nos homologues, comme on dit puis. Moi, reusement, je place ma fraîche dans ma vague de futal, ça froisse les biftons, mais ils sont faits pour, les fafs, non ? C’est quoi la différence entre une banknote et du doublé-satiné pour se torchonner le dargif, quand on y pense ?

On respecte pas les hommes, et tu voudrais respecter du papier, toi ?

Bon, très bien : je cigle nos consos et nous accompagnons nos cosaques jusqu’à l’embarcadère le plus prochain où une vedette de la police dandine dans les remous de la circulation canale.

Je me songe que l’affaire est bizarre-bizarre vous avez dit bizarre quand on la considère attentivement. Serait-ce point la dame Marika, si tant jolie et bien baiseuse, qui m’aurait secoué mon porte-lasagne ? Mais dans quel but ? Elle devait bien se douter que je n’aurais pas grand mal à faire la preuve de mon identité. Venise n’est pas loin de Paris et les polices ont des liaisons rapides.

Le Gravos fulmine comme quoi il avait une photo de sa défunte maman dans son larfouillet, plus une touffe des poils de chatte à Berthe, prélevée au cours de leur voyage de noces à Courbevoie, et aussi une image de sa première communion, à lui Alexandre-Benoît, qu’il a toujours conservée et qui le protège des maléfices (elle l’assurait contre tout, sauf le vol). L’artiche, il s’en branle, Mister Bouledegomme. C’est comme les cheveux : ça repousse. Mais ces trésors du passé ? Bon, la photo de Mme Francine Bérurier, il s’en dégauchira une autre dans la boîte à chaussures où il remise son passé ; mais les poils de cul à Berthy, hein ? Certes, il lui en demeure énormément, à la chère dame, seulement ils n’ont plus le soyeux de jadis. A présent c’est du crin de jument. Et leur odeur aussi s’est altérée. A leur début, ses poils, à la Bérurière, possédaient de capiteuses senteurs, de troublants effluves verginaux, selon l’époux. Maintenant, tant et tant de burnes s’y sont frottées, en tant de lieux vénéneux que leur parfum a acquis une âcreté bestiale, il ne s’agit plus de frêles et comestibles pousses de bambou, mais de baobabs géants, de fromagers, défieurs de cieux ! Quant à l’image de sa prom’, il ne disposait que de cet unique exemplaire, Béru. Elle représentait un ange avec des ailes delta brandissant l’eucharistie, et ça lui donnait faim, le Gros, cette blanche galette proposée à ses appétits physiques comme spirituels, amen !