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Juliette Benzoni

Renaud ou la malédiction

Première partie

UN EMPEREUR FAMÉLIQUE

CHAPITRE I

LA COMMANDERIE

Le soir tombait quand Renaud, enfin, l’aperçut ; lourdes murailles à quatre tours percées d’archères, elle dominait de sa redoutable silhouette le chemin de terre longeant la rivière. Tout autour, étalées comme un manteau, les vignes repoussaient l’épaisse tignasse de la forêt tout en haut du coteau. Une bannière blanche frappée de la rouge croix pattée flottait mollement dans le vent léger que soufflait le ciel déjà presque noir vers l’est. Au-delà, c’étaient les toits aigus, les clochers et les défenses de Joigny gardant un pont de pierre bâti jadis sur l’Yonne par les Romains.

Le jeune voyageur soupira de soulagement. Les sept lieues parcourues depuis le matin pesaient à ses pieds chaussés seulement de sandales grossières et la dernière avait été la plus rude depuis la traversée mouvementée de la rivière où le passeur de Saint-Aubin, plus cupide qu’impressionné par sa robe de moine, prétendait explorer le sac de toile qu’il portait à l’épaule… Encore avait-il fallu le convaincre qu’il ne s’agissait pas d’un trésor, mais bien d’un épais paquet de feuillets noué de minces lianes d’osier destiné à la « templerie » Saint-Thomas pour que l’homme consentît à embarquer Renaud dans son bachot guère plus grand qu’une coquille de noix. En y ajoutant, il est vrai, la dimension des épaules du jeune homme sous la bure noire… et le petit morceau de lard froid restant de ce qu’il avait emporté pour la route. Mais enfin l’Yonne fut passée sans que Renaud eût à se mouiller et il put poursuivre son chemin en longeant la rivière. Et en clopinant. Ses pieds étaient gelés. Peu habitués aux lanières de cuir dont l’une le blessait, ce qui le faisait soupirer en pensant à ses bottes abandonnées à la Tour mais la vraisemblance du personnage était à ce prix. Qui a jamais vu un moine botté ? Sauf, bien sûr s’il était abbé mitré ou évêque !

Enfin il fut devant l’entrée au-dessus de laquelle la croix de la bannière était reproduite en pierre. Il y avait là une cloche dont il tira la chaîne comme devant un monastère. Point de fossés ici, ni de pont-levis pour ce domaine de moines-soldats qui travaillaient la terre comme des paysans mais savaient se battre comme les guerriers qu’ils ne cessaient jamais d’être ! Un frère-sergent en cotte noire à croix rouge vint ouvrir armé d’une torche, l’apprécia d’un coup d’œil, lui souhaita la paix et lui demanda ce qu’il voulait :

— Voir frère Adam… s’il est toujours Commandeur de cette maison ?

— Il l’est toujours, grâce à Dieu !

— Alors veuillez lui dire que j’ai nom Renaud et que frère Thibaut m’envoie… lui porter ceci, ajouta-t-il en désignant son sac.

— Frère Adam est à la chapelle pour vêpres mais veuillez me suivre au chauffoir où vous pourrez attendre commodément. Vous semblez las et transi, frère, offrit cet homme avec l’extrême politesse qui était chez les Templiers une règle absolue aussi bien pour leurs rapports entre eux qu’envers les étrangers.

À la suite du frère-sergent, Renaud pénétra dans une vaste cour entourée de bâtiments divers qui renfermaient les écuries, le dortoir, le réfectoire, une construction abritant un pressoir mais aussi une belle chapelle, romane comme la salle du chapitre dont elle était voisine. Ainsi que le chauffoir où des bancs étaient disposés autour d’un âtre central et d’un bon feu.

Renaud s’assit avec satisfaction et se hâta d’ôter la sandale blessante découvrant une grosse ampoule enflammée. Ce que voyant, le frère-sergent alla lui chercher de quoi se laver les pieds et bander celui qui était entamé. Puis il lui donna un morceau de pain et un gobelet de vin pour se remettre avant d’aller attendre la fin de l’office et de prévenir le Commandeur.

Un moment plus tard, il revint pour emmener Renaud à la salle capitulaire où l’attendait un grand vieillard, droit comme un I en dépit des ans et que le jeune homme reconnut sans peine d’après la description du manuscrit. La couronne de cheveux presque ras, blancs comme la longue barbe, gardaient des traces roussâtres et les dimensions du personnage n’avaient pas changé si le bleu des yeux s’était délavé.

À grands pas qui agitaient sa robe et son manteau blancs, les mains nouées dans son dos, frère Adam arpentait les longues dalles avec une vigueur qui fit l’admiration du voyageur en pensant que décidément ces hommes forgés au feu des combats de Terre Sainte sous celui d’un soleil dévorant, semblaient faits d’un autre matériau que le commun des mortels ! Et celui-là dépassait les quatre-vingt-dix printemps ! C’était à n’y pas croire !

Arrêtant sa promenade, frère Adam Pellicorne se planta au milieu de la salle pour regarder Renaud venir à lui. Quelque chose devait le tourmenter car, sans plus s’encombrer de la politesse raffinée du Temple, il lança brusquement :

— Comment va frère Thibaut ?

Mais il n’eut pas besoin de réponse en voyant le jeune homme s’incliner devant lui avec des larmes dans les yeux :

— Ah ! fit-il courtement. Il est mort ?

— Oui. L’avant-dernière nuit. Je… je l’ai enterré de mon mieux après lui avoir remis le manteau blanc !

— C’est bien. Mais… comment étiez-vous auprès de lui ?

— De tout mon cœur… je crois que le Dieu Tout-Puissant m’y a conduit quand est venue pour moi une heure de grand péril. J’allais… j’allais être pendu quand j’ai pu fuir à travers la forêt… et la Tour oubliée s’est trouvée sur mon chemin…

Mais frère Adam avait eu un haut-le-corps tandis que ses épais sourcils blancs se fronçaient :

— Pendu ? Le mot est malsonnant !

— Je n’en connais pas d’autre, hélas, pour… ce… ce genre de chose.

Et Renaud répéta pour le Commandeur le récit déjà fait pour celui qu’à présent, mais dans le secret de son âme, il appelait son grand-père et, peu à peu, le visage sévère qui lui faisait face se détendait. Finalement ce fut frère Adam qui conclut :

— C’est pitié que si bon roi ait si mauvais baillis ! Tous, heureusement, ne sont pas comme ce Jérôme Camard mais il faudrait que l’on sache à Paris ce qu’il en est… Qu’est-ce que ce sac ? ajouta-t-il en désignant le paquet que Renaud avait laissé tomber à ses pieds, et qu’il se hâta de ramasser. En le gardant dans ses bras.

— C’est le livre que sire Thibaut a écrit durant sa longue solitude. Je ne pouvais le laisser derrière moi.

— Vous l’avez lu ?

— Avant qu’il ne meure. Il a dit qu’il l’avait écrit pour moi. Cependant il m’est difficile de le garder puisque je n’ai plus ni feu ni lieu. Aussi ai-je pensé à vous le confier, à vous, sire, qui étiez son ami. Le seul, je crois bien…

— Oui, puisque Olin des Courtils et sa bonne épouse ne sont plus. Que pensez-vous de tout ceci ? dit-il en désignant le sac dont Renaud se résignait à se séparer pour le lui tendre.

— Que j’ai grand regret de n’avoir rien su jusqu’à ces jours de ce qu’était sire Thibaut. Ce qui ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour l’aimer.

— Vous avez la vie entière maintenant en sachant surtout que vous lui étiez… infiniment cher ! Que voulez-vous faire à présent ? Avez-vous été adoubé ?

— Non. Mon père formait le projet de m’offrir comme écuyer au comte d’Auxerre en vue de l’adoubement, mais maintenant je n’ai plus le droit d’y songer. Ne suis-je pas un condamné en fuite ?

— Oublions cela pour le moment ! Le Temple peut vous accueillir et faire de vous un chevalier. Restez et après le temps de probation convenable, vous recevrez l’épée et le manteau… Seulement, ajouta frère Adam devant la mine gênée du garçon, la vie monastique ne vous tente peut-être pas ? Même la nôtre qui est de combat autant que de service d’autrui ?