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Le matin était clair, beau, encore froid. Un peu de gelée blanche raidissait les brins d’herbe, mais une alouette fila d’une branche d’arbre montant vers le soleil pâle et Renaud la suivit des yeux en pensant que cette aube d’une vie nouvelle lui offrait un joli présage. Pourtant, il comprit vite qu’en le faisant escorter, frère Adam s’était montré sage. Peu après Saint-Aubin, passée la corne d’un bois qui descendait jusqu’à la route, un groupe de cavaliers se montra. Ils étaient une dizaine, de fort mauvaise mine, et obstruaient le chemin d’ombres menaçantes. Les chevaliers mirent l’écu au col et la lance en arrêt. Ce que voyant, Renaud tira l’épieu 3 attaché à sa selle. Seul frère Adam fit avancer son cheval à la rencontre des malandrins sans toucher à ses armes.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il avec rudesse. Si c’est nos bourses vous serez déçus ! Nous n’en avons pas…

— Nous voulons le garçon qui se cache derrière toi ! répondit celui qui semblait le chef.

— Je ne me cache pas ! protesta Renaud en venant prendre sa place au côté du Commandeur, l’épieu brandi. Et si tu veux me prendre, il faudra venir me chercher !

— Paix ! intima le vieux chevalier. Je croyais avoir fait entendre à votre maître mon sentiment sur ce sujet et, si je ne suis guère surpris d’une embuscade dont je me doutais, je suis étonné que Renaud de Courtenay étant escorté par nous, vous osiez encore prétendre vous en emparer !

— Surpris, pourquoi ? goguenarda l’autre. Vous êtes cinq plus un enfant alors que nous sommes onze…

— Un enfant ? hurla Renaud. Tu vas voir que je sais me battre, bandit !

— Bonne nouvelle ! apprécia frère Adam. Quant à nous, sachez qu’à un contre deux c’est à peine le genre de combat que peut accepter un Templier. Trois contre un serait mieux. En conséquence…

Tirant sa longue épée avec une incroyable rapidité, il fonça sur l’ennemi, immédiatement encadré par les quatre lances de ses frères. Ce fut si rapide que Renaud se retrouva en arrière avant d’avoir compris ce qui arrivait. Naturellement, il voulut rejoindre ses compagnons mais déjà le combat prenait fin : les lances avaient proprement embroché quelques-uns des hommes de Jérôme Camard et les épées, tirées en éclair, continuaient l’ouvrage tandis que frère Adam bataillait avec le chef si vigoureusement qu’il le fit tomber de cheval. Ce que voyant, les autres s’enfuirent, laissant tout juste à Renaud le maigre plaisir de blesser l’un d’eux au bras.

— Voilà une bonne chose de faite ! commenta le Commandeur avec un sourire qui lui épanouit la figure sous sa barbe blanche. Voilà longtemps que je n’avais eu l’occasion d’en découdre ! Cela fait un bien !

Un moment plus tard le sbire de Camard – qui s’appelait tout platement Edme Goujon ! – dûment ficelé sur son cheval prenait place au milieu de ses vainqueurs, poursuivant avec eux un chemin dont il savait qu’il allait le mener droit devant un juge avant une rencontre définitive avec le bourreau.

Cependant Renaud, émerveillé de ce qu’il venait de voir, ne pouvait se retenir de complimenter frère Adam sur son exceptionnelle verdeur à un âge qui est plutôt celui du coin du feu avec une couverture sur les genoux pour mieux réchauffer les articulations rouillées.

— S’il m’est donné de vivre aussi longtemps que vous, sire Commandeur, j’aimerais beaucoup savoir quelle recette miraculeuse est la vôtre ?

— L’exercice, mon garçon, l’exercice tous les jours et une nourriture convenable, c’est-à-dire abondante sans excès. Et puis ne pas trop écouter les douleurs qui montrent leur nez ! Je ne suis d’ailleurs pas une exception. Ainsi Jean de Brienne qui fut roi de Jérusalem en épousant la fille de la reine Isabelle et de Conrad de Montferrat – et que vous avez dû rencontrer dans le manuscrit de Thibaut ! – est devenu ensuite empereur de Constantinople et a livré sa dernière bataille sous les murs de sa ville à quatre-vingt-dix ans. Et il y en a d’autres ! Dans nos rangs templiers, par exemple : si on ne reste pas sur le champ de bataille, on meurt vieux chez nous…

Ravi, de toute évidence, d’avoir su démontrer à ce jeune blanc-bec ce que valaient ses aînés, frère Adam passa ainsi un bon moment à évoquer les vieux souvenirs pour le plus grand plaisir de Renaud. La route n’en fut que plus agréable…

On était le 16 mars 1244 et ce fut, en vérité, un très beau jour de pré-printemps passé à parcourir les belles campagnes, que grâce à la fermeté du souverain les horreurs de la guerre épargnaient depuis longtemps déjà.

Pourtant à cette même heure où Renaud écoutait frère Adam, un drame immense se jouait très loin dans le décor grandiose des monts pyrénéens. C’était à Montségur, au pied de l’imprenable château, dernier refuge des Cathares, ces hérétiques adeptes d’une étrange religion pour laquelle la terre était maudite, le mariage répugnant et le suicide vivement conseillé. Mais l’imprenable citadelle était cependant tombée et, au nom d’un roi qui n’en savait rien, on avait construit un immense bûcher entouré de pieux et de palis, dans lequel on jeta plus de deux cents hommes et femmes. Non seulement ils avaient refusé d’abjurer mais ils réclamaient ce martyre comme la meilleure façon de gagner une bienheureuse éternité.

Durant des heures, une épaisse fumée noire et nauséabonde roula dans l’air froid et pur, empuantissant les alentours et les frappant d’une horreur que les siècles n’éteindraient pas.

Le brasier, lui, rougeoya plus longtemps encore sous l’œil des hommes d’armes chargés de le garder et dont le visage ne reflétait rien parce qu’il valait mieux qu’il en soit ainsi. On savait déjà que l’inquisition récemment installée en Languedoc possédait de nombreux et invisibles regards…

Depuis le château vaincu, on regardait aussi. Tous ceux, toutes celles qui n’appartenaient pas à cette religion qui avait infiltré leurs familles et qui demeuraient impuissants à les sauver des flammes. Le maître de Montségur lui-même, Raymond de Pereille, venait de voir son épouse Corba et sa plus jeune fille, Esclarmonde, une enfant de seize ans, marcher ensemble à cette mort horrible et il ne parvenait pas encore à comprendre ce qui venait de lui arriver tant une grande douleur peut dispenser parfois un choc pétrifiant.

Quelqu’un d’autre encore regardait et cette douleur-là n’avait rien d’accablant. Elle était active au contraire, nourrissant d’instant en instant, de sa fureur et de son déchirement, une haine que le temps ne pourrait éteindre. Une haine que Renaud, un jour, rencontrerait…

CHAPITRE II

LE DAMOISEAU

Pour Renaud qui n’avait connu que les dimensions réduites et les fastes modestes de Châteaurenard, la découverte de Paris fut un émerveillement, même s’il avait pu admirer en chemin la ville de Sens, avec ses cinq abbayes et sa belle cathédrale neuve où, dix ans plus tôt, s’était déroulé le mariage du roi Louis avec Marguerite de Provence. Paris c’était tout autre chose !

La campagne d’abord était magnifique et le temps soudain plus doux dès que l’on eut passé Sens laissait prévoir que le printemps serait éclatant. Les bois, les forêts, les arbres fruitiers dans les vergers cachaient leurs ossatures grises sous un léger voile vert tendre. L’herbe des pâtures poussait dans les vallons ; les coteaux étalaient fièrement leurs vignes bien entretenues et à mesure que l’on approchait de la capitale, les bourgs, les villages et les abbayes se faisaient plus nombreux et plus prospères. À chaque pas des chevaux – on mit près de quatre jours à accomplir le voyage en faisant halte dans des « granges » d’autres commanderies comme celle de Dormelles – s’ancrait la conviction que le royaume de France vivait en paix sous le bon gouvernement d’un roi sage. Et quand la ville fut en vue, Renaud eut une exclamation admirative devant la falaise de beaux remparts blancs de plus de trente pieds que Philippe Auguste avait élevée autour de Paris, bien gardée de tours rondes et percée de vingt portes ainsi que frère Adam l’apprit à son jeune compagnon.