De quoi remonter considérablement la réputation du rosé de Californie.
La « station G » où elle guida Malko était une discothèque installée dans un sous-sol immense, aux murs rouge sombre. Des canapés bas couraient le long des cloisons et l’ensemble était divisé en boxes discrets. Quand Malko et Lili arrivèrent, une cinquantaine de couples dansaient et flirtaient dans une obscurité presque totale. Le portier qui réclama cinq dollars à Malko pour son inscription au club exigea la carte d’identité de Lili, afin de vérifier si elle avait vingt et un ans révolus.
Il faut dire que chaque dimanche les prédicateurs de l’église irlandaise plaçaient la « station G » immédiatement après l’enfer dans la liste des lieux à fuir. Mais c’était la seule boîte amusante de San Francisco.
— On ne dirait jamais que des gens se battaient à dix milles d’ici cet après-midi, remarqua Malko.
— Pourquoi se battait-on ? demanda Lili.
Il le lui expliqua vaguement. Elle était certainement la seule à San Francisco à ne pas être au courant. Mais Lili ne lisait pas les journaux et ne regardait pas la TV.
Au bout d’une demi-heure Malko avait totalement chassé de son esprit l’amiral Mills, les communistes et les émeutes. Lili dansait comme à Tahiti, c’est-à-dire qu’elle mimait l’amour avec une louable application, sur tous les rythmes rapides. Elle dansait les slows étroitement incrustée à son cavalier, le visage enfoui dans sa poitrine. Quant à Malko il menait un combat perdu d’avance pour rester décent. Lili s’en aperçut et à plusieurs reprises se serra encore un peu plus contre lui, avec un regard amusé. Au point qu’il dut presque la tenir à bout de bras. On a beau avoir quelques siècles de bonne éducation derrière soi, la résistance humaine a des limites.
À côté d’eux, il y avait une fille blonde splendide, les jambes croisées si haut qu’on voyait son panty à fleurs, la main dans la main avec un étudiant au crâne rasé à l’américaine. Ils ne dansaient pas et ne parlaient pas, avalant scotch sur scotch. Quand ils auraient noyé leurs complexes, ils iraient faire l’amour dans une voiture. Lili dut deviner les pensées de Malko.
— Vous n’avez pas envie de cette jolie fille ? dit-elle doucement. Elle est grande et blonde. Moi je suis petite et toute noire…
— Oh non, fit Malko sincère.
Il avait passé le bras autour des épaules de Lili. Il la sentit frissonner et elle tendit son visage vers lui. C’était la première fois qu’il l’embrassait. Lili lança sa langue pointue avec une fougue maladroite ; mais ses mouvements étaient si rapides qu’un picotement délicieux glissa le long de l’épine dorsale de Malko.
Autour d’eux les gens continuaient à danser et à s’embrasser.
Malko reprit son souffle le premier. Une seconde, ils se regardèrent en silence. Puis il laissa un billet de 5 dollars sur la table et prit Lili par la main.
L’air frais ne rompit pas le charme. La Mustang était là. Dès qu’ils furent dans la voiture, Lili l’embrassa, contournant avec une souplesse de serpent le levier de vitesse qui les séparait. Malko laissa courir ses mains le long de son corps et lorsqu’il arriva aux fentes de la robe chinoise, Lili s’arracha à lui doucement.
— Attends, dit-elle. Je n’aime pas faire l’amour dans une voiture. Allons chez toi.
Malko mit en marche. Il éprouvait une sensation bizarre et agréable. L’apparente facilité de Lili n’avait rien de vulgaire. Elle lui avait dit qu’elle n’avait eu aucun amant depuis qu’elle était à San Francisco et il la croyait.
Ils ne parlèrent plus jusqu’au garage de l’hôtel. Malko avait gardé sa clef, ce qui évitait de repasser par la réception. Lili était parfaitement à l’aise dans l’ascenseur. Comme si elle connaissait Malko depuis dix ans.
La fenêtre de la chambre était ouverte. Lili y courut et resta en admiration devant le spectacle.
— Comme c’est beau, dit-elle. Je voudrais habiter là.
Malko avait déjà versé deux verres de vodka. Il en tendit un à Lili. Elle le regarda, moqueuse, dressée sur ses hauts talons, la poitrine en avant.
— Tu es comme les Américains, dit-elle. Il faut que tu boives avant de faire l’amour pour te donner du courage ?
Malko resta interdit. Décidément il apprendrait toujours quelque chose avec les femmes.
— Comment fait-on à Tahiti, demanda-t-il en reposant discrètement son verre.
Lili se rapprocha de lui et lui mit les bras autour du cou.
— Quand un homme vous plaît, on va se baigner avec lui, après on danse, ensuite on fait l’amour. Et le lendemain on recommence. Quand l’homme est très gentil et fait très bien l’amour, on l’aime et on ne va qu’avec lui.
C’était d’une simplicité biblique.
— Défais ma fermeture, demanda Lili, en se retournant.
Cela fit un petit crissement agréable et Lili se retrouva en slip et soutien-gorge bleus. Elle ôta elle-même son soutien-gorge, dévoilant deux seins pointus et lourds. Elle vint s’appuyer contre Malko. Quand il sentit les pointes dures et chaudes sur le tergal de son costume, il eut l’impression qu’on venait de lui verser une pelletée de lave brûlante dans le dos.
Il aurait été incapable de dire comment ils se retrouvèrent sur le lit, lui, nu comme un ver, Lili toujours vêtue, si l’on peut dire, de son slip. Elle s’allongea contre lui. Sa peau était douce, avec une faible odeur d’amandes. Il la caressa plusieurs minutes, avant de faire glisser son slip.
Quand il la prit, elle enfonça silencieusement ses griffes dans sa nuque et commença un long tamouré ponctué de brusques saccades.
Après, elle se dégagea doucement et commença à embrasser Malko sur tout le corps.
— Laisse-toi faire, murmura-t-elle. C’est beaucoup plus efficace que tout l’alcool des Américains.
Beaucoup plus tard, Malko s’endormit, moulu, le corps couvert de zébrures. Il devait être quatre heures du matin. Lili avait extirpé de lui sa dernière parcelle d’érotisme avec une candeur et une science assez inattendues. Elle dormait, une moue charmante découvrant ses dents blanches, la poitrine encore dressée.
Il la caressa légèrement et elle se pelotonna contre lui. Il ferma les yeux avec un gros soupir de reconnaissance pour la maison Hertz.
Quel dommage d’être obligé de se lever à huit heures pour aller voir Fu-Chaw à Los Angeles.
CHAPITRE IV
Le major Fu-Chaw rota discrètement en expectorant une multitude de grains de riz qui arrosèrent la table et l’assiette de son vis-à-vis.
D’une baguette experte il attrapa la dernière langoustine du plat, la trempa dans la sauce et l’amena à sa bouche en arrosant copieusement la nappe.
Soulevant son bol de riz, il se mit en devoir de le vider, poussant directement les grains dans sa bouche grâce aux baguettes jointes. Mais une grande partie du riz échappait à ce pont aérien et venait s’engluer sur la nappe pleine de taches. Ce qui n’empêchait pas Fu-Chaw de ponctuer sa déglutition de grognements heureux.
Le major lapa une pousse de bambou qui traînait, avala une gorgée de thé en gargouillant comme une vieille chaudière et reposa ses baguettes, repu, une auréole de graisse soulignant ses lèvres épaisses.
Bien que vivant à Los Angeles depuis vingt ans, Fu-Chaw pouvait se rassurer : il mangeait toujours d’une façon aussi traditionnellement chinoise.
Comme un cochon.
Malko en était hérissé de dégoût. Heureusement, ses lunettes noires lui permettaient de garder son appétit.
Déjà, l’aspect du restaurant l’avait inquiété. Une façade délabrée dans une petite bicoque en bois de l’Avenue La Bréa avec une vitrine sale. L’intérieur n’était pas mieux. Une douzaine de tables branlantes recouvertes de nappes en papier, un éclairage au néon et de mystérieux alignements de caractères chinois peints en rouge sur les murs. La porte de la cuisine était ouverte et ce qu’on y voyait n’incitait pas à s’asseoir.