— Mais si j’acceptais, dit Malko, qui vous dit que je ne me contenterai pas de donner l’adresse à la police pour qu’on vous arrête ?
— Parce que vous êtes un homme orgueilleux. Et que vous n’êtes pas un vrai professionnel. Cela serait si facile de me dénoncer à la police. Mais d’abord, ils ne me prendraient pas vivante. Ensuite quelle satisfaction en tireriez-vous ?
Malko écoutait presque l’oreille distraite. Une image passait devant ses yeux : le doux visage aux yeux marron de Lili Hua.
Bien sûr, ce rendez-vous avec la mort l’attirait. Son sang slave l’avait souvent poussé à ce genre de folie. A Istanbul, une fois, il avait giflé un officier au risque d’être abattu sur place, à cause de la promesse faite à un mort. Tout n’était pas rationnel et pesé, dans le monde de Malko. Parfois, il pensait avec un peu de nostalgie aux officiers du tsar jouant une femme à la roulette russe, pour se prouver qu’ils n’avaient pas peur de la mort.
Mais dans le cas présent, il avait une raison supplémentaire d’affronter Laureen ; à cause de lui, Lili Hua était morte. Laureen en était responsable. En la capturant lui-même, au risque de sa vie, il aurait l’impression de payer sa dette.
Quant à elle, il la comprenait parfaitement. Elle n’avait plus rien à perdre. Ou le F.B.I. la retrouverait ou elle serait exécutée par ses chefs. La dialectique communiste n’admet pas les échecs. Alors, quelle importance, si Malko la trahissait ? Prévenue, elle ne risquerait pas de tomber vivante entre les mains de la police.
— À quelle heure dois-je vous attendre ?
Malko sursauta.
— Vous serez seule ?
— Bien sûr.
— Donnez-moi votre adresse, dit Malko. Je serai là vers huit heures.
— C’est assez loin. 1850 Irving Street, près de Golden Gate Park. Vous ne pouvez pas vous tromper.
— Je m’en souviendrai, dit Malko. À ce soir.
— Venez. J’ai horreur de me maquiller pour rien.
Elle raccrocha.
Malko se versa trois doigts de vodka et s’assit pour réfléchir. Laureen était de la trempe de Mme Nhu, un mélange de psychologie aiguë, de froideur calculée et de charme. Tout le monde a eu envie d’être torero ou coureur automobile un jour. De défier la mort pour se sentir vivant et vainqueur, après. C’est un peu cela qu’elle lui offrait, une aventure amoureuse peu banale. Car il était persuadé, que quelque soit la façon dont Laureen ait décidé de le tuer, elle se servirait d’abord de son charme pour endormir sa méfiance. Elle savait qu’il savait. C’était au premier des deux qui relâcherait sa méfiance. Mais Malko ne voulait pas la tuer. Seulement la capturer vivante.
On frappa. C’était Chris et Milton, sur leur trente et un, costume gris clair et feutre assorti. Prêts à aller déjeuner.
Malko les suivit sans enthousiasme. Mais il ne pouvait leur réfuter cette petite joie. Pour une fois qu’ils étaient avides de poésie…
En conduisant doucement le long de Doyle Drive, il leur raconta son coup de téléphone. Sans dire qu’il avait déjà l’adresse. Les gorilles sautèrent au plafond.
— Laissez-nous y aller, firent-ils en chœur. On vous la ramène dans une cage et vous pourrez vous amuser avec.
Malko secoua la tête.
— Non, j’ai donné ma parole. Quand elle rappellera, je lui dirai simplement que je ne vais pas au rendez-vous.
Les gorilles hochèrent la tête, dégoûtés.
— Vous n’avez pas de mentalité, fit Jones.
Malko s’habillait avec soin. Son costume d’alpaga sombre était impeccablement repassé. Il choisit une cravate-foulard et une pochette assortie, se donna un ultime coup de peigne et jeta un coup d’œil à son reflet dans la glace.
C’était bien Son Altesse Sérénissime, le prince Malko Linge et non S.A.S., barbouze d’élite. Dix ans de services spéciaux n’étaient pas venus à bout de sa distinction naturelle. On aurait juré un jeune prince se préparant à demander la main de la femme qu’il aime. Ce n’était pas tout à fait cela, hélas !
Glissé dans sa ceinture, son pistolet extra-plat ne se voyait pas. C’était la seule concession qu’il faisait à l’instinct de conservation.
Il regarda une dernière fois l’île d’Alcatraz, toute blanche sous le soleil couchant. La Golden Gate méritait bien son nom. Les lueurs rouges du coucher du soleil enveloppaient l’immense pont d’une tunique pourpre, d’une irréelle beauté.
Malko s’arracha au spectacle, ouvrit sa porte et fila à pas de loup vers l’ascenseur. Il n’avait pas dit aux deux gorilles qu’il allait au rendez-vous. Ils n’auraient pas compris.
Il passa par le hall et fit appeler un taxi par le portier chamarré comme un amiral du Nicaragua. Maintenant, il se sentait merveilleusement léger, tous ses sens en éveil. Le taxi plongea dans la rue bordant l’hôtel, avec environ 40° de pente et il ne pensa plus qu’à se maintenir sur son siège.
Irving Street était une petite rue calme qui partait de la mer, à Océan Beach et grimpait le long de Lincoln Park, où elle se terminait en cul-de-sac. Le taxi s’arrêta juste devant le 1850 et Malko descendit. L’air sentait bon la verdure. Derrière lui, il y avait toutes les lumières de San Francisco.
Le 1850 était une vieille maison en bois qui avait bien trente ans, au milieu d’un jardin en friche. Une boîte aux lettres déjetée indiquait le numéro. Le crépi rose s’en allait par plaques et l’ensemble paraissait à l’abandon.
Malko suivit une petite allée serpentant entre trois palmiers déplumés et grimpa le perron. Un peu crispé quand même, il appuya sur le bouton de la sonnette. À tout hasard, il se recula un peu, à l’écart de la porte.
La porte s’ouvrit doucement.
Laureen se tenait dans le chambranle. Elle souriait. Ses longs cheveux coulaient sur ses épaules, mais Malko ne vit que ses yeux verts, ombrés d’immenses cils. Son corps était moulé dans une robe chinoise d’un rouge profond qui accentuait la courbe de ses hanches. La main appuyée à la porte était longue, fine et soignée, avec d’interminables ongles écarlates.
Troublé, Malko s’inclina. Laureen lui tendit sa main à baiser et dit :
— Je ne vous attendais pas si tôt… Entrez.
Elle paraissait parfaitement sûre d’elle-même. En effleurant sa main, il sentit un parfum délicat et inconnu. Elle était si belle que Malko eut envie de la serrer tout de suite contre lui, rien que pour s’assurer de sa réalité. Comme si elle l’avait senti, elle l’attira légèrement par la main et dit :
— Avant que nous ne flirtions, venez faire le tour du propriétaire, pour vous rassurer.
Quelle étrange situation ! En voyant ses hanches onduler devant lui, Malko ne pensait plus du tout aux conditions de ce rendez-vous. Elle se retourna brusquement et lui jeta un regard indéfinissable.
— Vous ne me violerez pas au fond de la cave ? Je peux descendre…
— Parce qu’il faut aussi que je vous viole, soupira Malko.
— Non, ce ne sera pas utile.
Il commençait à se demander si ce n’était pas cela qu’elle cherchait, avant tout.
Ils firent rapidement le tour de la maison. La cave était vide. Au rez-de-chaussée, il y avait un grand salon, une salle à manger et un living. Laureen emmena Malko au premier étage, où se trouvait une demi-douzaine de chambres. Une seule était meublée et occupée : celle de la Chinoise. Elle avait une terrasse donnant sur la mer.
Ils redescendirent.
Une table était mise dans le living. Avec deux grands candélabres rouges que Laureen alluma d’un geste gracieux.
— Nous nous contenterons de choses froides, s’excusa-t-elle, car je n’ai pas de cuisinier…
Elle s’assit sur un divan bas en cuir noir en croisant ses jambes très haut, dévoilant la peau cuivrée de ses cuisses. Elle lui dit avec simplicité :