– Laisse-moi faire, lui dit-il. Je vais t'attacher à cette poutrelle. Nous allons certainement en voir de dures.
Il assujettit solidement Nira par des sangles et remonta sur l'épaule du garde. Il s'attacha lui-même au cou de celui-ci. Cette situation aurait été désagréable si l'attention de Jâ n'avait été accaparée par le tragique des événements, car le visage du géant ruisselait de sueur.
Un énorme bolide passa à quelques kilomètres, tombant vers la Terre. La fusée pirouetta au hasard, secouant durement ses occupants. Les sangles qui solidarisaient Jâ au pilote glissèrent. Le jeune homme se retrouva accroché sur la poitrine du garde. Il décida d'y rester.
– Obliquez de deux degrés à gauche, hurla-t-il. Nous allons sortir de ce cercle infernal.
– Mais nous nous éloignons de la Terre, dit le pilote.
– Oui, tant pis! Eloignons-nous du cataclysme, nous allons rester assez longtemps dans l'espace en attendant que la situation soit plus calme.
Après avoir frôlé la catastrophe à de nombreuses reprises, la fusée passa la zone dangereuse où les météorites rendaient la navigation presque impossible.
Loin, loin, derrière la Terre, elle resta suspendue dans 1e vide pendant des jours et des jours. On fut obligé de se séparer de la dépouille de Terol qui empuantissait l'atmosphère. Les trois rescapés de la Lune s'étaient perdus en conjectures sur la cause du cataclysme. Nira était restée longtemps prostrée, profondément bouleversée par la fin de sa planète natale. Jâ l'avait entourée d'attentions, essayant de lui faire oublier le deuil terrible de cent millions de Lunaires.
Quant à l'ancien garde, il avait fait cause commune avec ses deux petits compagnons. Une solidarité complète les avait unis dans les dures épreuves subies. Une hostilité quelconque n'aurait plus rien signifié.
D'autres émotions leur étaient réservées. Ils virent de gigantesques bolides percuter la Terre. Ils suivirent à l'œil nu les bouleversements fantastiques de l'aspect de cette planète: disparition de continents entiers, naissance d'îles inconnues.
La moitié Sud de l'Afrique fut submergée par l'avance rapide d'une immense tache grise: sans doute un titanesque raz de marée. Ce fut au tour de Jâ de pleurer sa mère et tous ses amis. Puis on vit, jour après jour, la Terre basculer lentement sur l'ancien axe, et déséquilibrée par une nouvelle répartition des masses continentales et océanes, chercher un autre mode de rotation sur elle-même. Le continent antarctique se trouva remonté jusqu'aux tropiques, tandis que le golfe du Mexique se couvrait de glaces polaires, ainsi qu'une partie de l'océan Indien.
Un anneau lumineux formé de débris lunaires échauffés par leur vitesse encercla la Terre, l'assimilant à Saturne.
Enfin, tout parut se stabiliser. Jâ demanda au pilote de remettre le cap sur la Terre, en passant par le Nord, pour éviter la zone dangereuse de l'anneau. La fusée mit une semaine à atteindre les premières couches de l'atmosphère. Elle survola la mer déchaînée qui recouvrait la patrie de Jâ Benal et remonta vers le Nord pour trouver un point d'atterrissage.
Émergeant de la tempête, on aperçut enfin la chaîne de l'Atlas. La fusée descendit lentement, passa l'amoncellement de nuages d'un orage ahurissant de violence et se posa sur une colline non loin de la ville d'Alge sous une pluie diluvienne.
– Enfin, dit Jâ, enfin la bonne vieille Terre, mais défigurée, méconnaissable.
Il colla son visage au hublot, cherchant à percer l'épais rideau gris des trombes d'eau venues du ciel.
– C'est effrayant, dit-il, on n'y voit rien.
Nira, n'ayant jamais connu de pluies ni d'orages tremblait de tous ses membres dans un coin de la cabine.
– C'est ça, la Terre? articula-t-elle faiblement.
– Non ce n'est pas ça, hurla le garde. C'est ça et ce n'est pas ça, c'est…
Il éclata de rire.
– Avez-vous déjà vu une Terre sans Lune, hein? Avez-vous déjà vu ça, une Terre sans Lune, non? Eh bien moi non plus; je…
Il se mit à pleurer à gros sanglots ridicules. Jâ jeta un bref regard à Nira.
– Allons, mon vieux, dit-il, calmez-vous.
Le géant sursauta.
– Ah oui! gronda-t-il, me calmer, hein? Je suis fou, sans doute? Ose donc me dire que je suis fou?
Menaçant, il avança sur les jeunes gens qui reculaient lentement vers de la fond de la cabine. Jâ chercha des yeux une arme. Le fou comprit sa pensée.
– Tu veux me descendre, sale nabot! C'est moi qui vais vous écrabouiller; c'est moi le maître, vous entendez? Le maître des sales nabots comme vous.
Il bondit à pieds joints sur le couple. Ils n'eurent que le temps de s'écarter à droite et à gauche. La brute démente fit volte-face et les membres écartés, prêta à l'attaque, marcha sur ses victimes. Ses yeux luisaient, un rictus découvrait ses dents jaunes.
Jâ appuya ses mains à la cloison derrière lui et un frisson d'espoir le parcourut. Il sentait sous ses doigts la forme d'un désintégrateur. Il ramena l'arme devant lui et menaça le garde.
– Je ne désire pas tirer, mon vieux, dit-il. Mais ne m'y forcez pas.
Le garde bondit dans sa direction. Jâ appuya sur la gâchette et le géant tomba lourdement sur le sol, la moitié du visage emportée.
– Pauvre type! dit Jâ. Sa raison n'a pas tenu le coup.
CHAPITRE XXXV
La fusée resta perchée trois jours sur la colline. La pluie tombait toujours. Jâ réussit à ouvrir les portes du sas mais jugea imprudent de se risquer au dehors. La violence de l'orage était telle qu'il aurait été plaqué au sol et entraîné par l'eau qui ruisselait en torrents arrachant des touffes d'herbes et des mottes de terre au passage.
Jâ se demanda si sa vision des choses n'était pas déformée par sa taille réduite. Il conclut que non. L'orage était vraiment exceptionnel, il aurait gêné des hommes normaux, à plus forte raison des nains comme Nira et lui.
Il s'étonna que personne d'Alge ne soit encore venu se rendre compte de l'origine de sa fusée. Il supposa que les populations étaient encore sous le choc des événements terribles qu'elles avaient supportés. Des gens devaient se terrer chez eux, d'autres courir à demi-fous par les rues de la ville. Tout était sans doute désorganisé, on n'avait peut-être même pas remarqué l'arrivée de la fusée.
Enfin, l'orage cessa. Une brise tiède nettoya le ciel des derniers nuages, le soleil brilla sur la campagne mouillée et sur la ville dont on distinguait les reliefs à l'horizon surmonté d'un arc-en-ciel magnifique, tel un symbole de renouveau, l'annonce qu'une nouvelle ère de tranquillité et de bonheur s'ouvrait pour les hommes.
Se tenant par la main, Jâ et Nira restèrent longtemps immobiles à la porte du sas, contemplant un spectacle que Nira n'avait jamais connu et que Jâ retrouvait avec émotion.
– C'est magnifique, dit Nira. On dirait un éden gigantesque!
– C'est un éden, ma chérie. Un éden où nous allons vivre pour toujours. Oublions toutes les horreurs dont nous avons été témoins. Tournons la première page d'une vie de bonheur.
Il aida la jeune femme à sortir de la fusée. Ils descendirent allègrement la colline, se dirigeant vers les huit routes métalliques qui, rigoureusement parallèles, serpentaient au pied de la colline, en direction d'Alge.
Nira s'émerveillait de tout ce qu'elle voyait. Des vergers bordaient la route. Le sol était doré par les oranges tombées des branches. Quelques arbres déracinés par la récente tempête ne réussissaient pas à gâter le paysage.