Les arbres s’écartaient et — avant de la voir — je sentis l’odeur de l’eau, de l’argile, des feuilles humides et croupissantes ; je m’immobilisai.
Des broussailles noires entouraient le lac. J’entendais le frémissement des roseaux et des ajoncs, tandis que de l’autre côté, très loin, s’élevait — d’une seule masse — un agglomérat de roches lumineuses, une montagne semi-transparente, et au-dessus des plaines de la nuit une clarté fantomatique et diffuse qu’exhalaient remparts, créneaux et palissades — un bastion de murs à créneaux en cristal pétrifié, des abîmes, et ce colosse éclatant, invraisemblable et impossible qui se réfléchissait dans les eaux noires du lac, son double y plongeait, le même mais en plus faible, plus flou. J’en restai abasourdi mais ravi, le vent m’apportait des échos très faibles de musique et, en fixant mon regard, je vis les niveaux et les étages du monstre. Comme un éblouissement me vint à l’esprit l’idée que je regardais pour la deuxième fois l’aérogare, le gigantesque Terminal où j’avais erré la veille ; et que peut-être même le voyais-je maintenant du fond de l’étendue noire qui m’avait tant surpris, là où j’avais rencontré Naïs.
Etait-ce encore de l’architecture, ou déjà de la construction de montagnes ? Ils avaient dû comprendre qu’en dépassant certaines limites il fallait renoncer à la symétrie, à la régularité des formes et calquer ce qu’il y avait de plus immense — c’étaient des élèves appliqués !
Je contournai le lac. Le colosse semblait me guider de sa clarté immobile. Oui, c’était de l’audace que d’avoir voulu lui donner cette forme, cet aspect cruel d’un précipice, d’un rocher escarpé, rugueux et impassible, et cela sans copier bêtement, sans rien omettre ni fausser. Je revins au mur de verdure. Le bleu pâle du Terminal envahissant le ciel noir resta visible à travers les branches, puis il s’éteignit, disparut derrière les fourrés. Je ployais avec mes mains les verges souples, les ronces accrochaient mon pull-over, frottaient les jambes de mon pantalon, la rosée tombait en pluie des hautes branches sur mon visage ; je mis dans ma bouche quelques feuilles, les mâchonnai, elles étaient jeunes et amères. Pour la première fois depuis mon retour je me sentais ainsi : je ne voulais rien, je ne cherchais rien, je n’avais besoin de rien — il me suffisait d’avancer aveuglément, droit devant dans l’obscurité, dans le fourré bruissant. Est-ce ainsi que je me l’étais imaginé pendant dix ans, mon retour ?
Les arbustes se dispersèrent. Une allée tortueuse. Le gravier fin craquait sous mes pieds, il en émanait une faible clarté. Je préférais les ténèbres, mais continuai à avancer tout droit vers l’endroit où une silhouette humaine se cachait sous un kiosque en pierre. Je ne savais pas d’où provenait la lumière dont elle était baignée, tout était désert autour d’elle ; des bancs et des chaises, une table renversée, le sable friable et profond, je sentais mes pieds s’enfoncer dans sa tiédeur, car il était tiède en dépit de la fraîcheur nocturne.
Une femme se tenait sous la voûte, entre les colonnes fendillées, comme si elle m’attendait. Je voyais son visage, les étincelles de diamants dans les conques de ses oreilles, sa robe blanche argentée. C’était invraisemblable. Un rêve ? J’étais à quelques dizaines de pas quand elle se mit à chanter. Sa voix sonnait d’une façon enfantine, très faiblement, étouffée par les arbres — je ne comprenais pas les paroles, il n’y en avait peut-être pas —, ses lèvres étaient à moitié écartées, comme si elle buvait. Aucun signe d’effort sur son visage, un regard fixe, comme si elle voyait des choses impossibles à voir et comme si elle les racontait justement en chantant. Craignant qu’elle ne me vît, j’avançai de plus en plus lentement. J’entrai déjà dans le rond de clarté entourant le kiosque et son parvis de pierre. Sa voix gagna en puissance, elle appelait les ténèbres, elle suppliait, immobile, ses bras pendaient le long du corps, elle donnait l’impression de les avoir oubliés, comme si elle n’avait rien d’autre que sa voix qui l’avait submergée ; comme si elle se séparait de tout et le rendait en faisant ses adieux, sachant que dans la dernière note mourante se terminerait non seulement le chant mais beaucoup plus. Je n’aurais pas cru que cela fût possible. Elle se tut, tandis que moi, j’entendais toujours sa voix. Soudain des pas légers se firent entendre derrière moi. Une fille courait vers la chanteuse, quelqu’un la poursuivait. Elle survola l’escalier avec un rire de gorge et traversa l’autre de part en part — déjà elle courait plus loin, je ne vis que la sombre silhouette fugitive de son poursuivant, ils disparurent ; j’entendis encore une fois le rire alléchant de la fille et je restai les jambes de plomb, incapable de faire un pas, ne sachant si je devais rire ou pleurer ; la chanteuse inexistante recommença à chantonner tout bas. Je ne voulus plus l’écou-ter. Je partis dans le noir, le visage triste, tel un enfant auquel on aurait démystifié un conte de fées. C’était une profanation. J’avançais et sa voix bourdonnait toujours dans mes oreilles. Je tournai, l’allée continuait, je vis dans la clarté diffuse des haies, une porte métallique et des grappes humides de feuilles. J’ouvris la porte. Les haies aboutissaient à une large pelouse, de grosses pierres reposaient dans l’herbe, une d’elles bougea, grandit, je vis deux fentes lumineuses. Des yeux. Je restai pétrifié. C’était un lion. Il se souleva en déplaçant lourdement son corps, je le voyais tout entier, à cinq pas, il avait une crinière clairsemée et ébouriffée. Il s’étira une fois, puis une deuxième, avança vers moi sans un bruit en ondulant majestueusement les épaules. Je m’étais déjà ressaisi.
— Bon, bon, tu ne me fais pas peur, fis-je. Il ne pouvait être réel — un fantôme, comme la chanteuse, comme ces gens près des autos noires —, il bâilla, l’éclat blanc de ses dents brilla à un mètre de moi, la gueule béante se referma avec un bruit de herse que l’on cloue, je sentis son souffle fétide …
Il éternua. Les gouttelettes de sa salive atterrirent sur ma figure. Avant que j’eusse le temps de m’effrayer, il frotta sa tête énorme contre ma hanche, il ronronnait en me poussant, je sentis une sensation étrange au niveau de la poitrine …
Il me tendait son cou flasque, sa peau plissée et lourde. A moitié conscient je me mis à le caresser, à le gratter, — il ronronnait de plus en plus fort ; une deuxième paire d’yeux s’approcha derrière lui, un autre lion, non, une lionne, elle le poussa avec son museau. Un grondement naquit dans sa poitrine. Pas encore un rugissement, à peine un grognement. La lionne insistait. Il la frappa d’une patte. Elle s’ébroua furieusement.
« Ça va mal se terminer », pensai-je. J’étais sans défense et les lions étaient aussi réels et aussi vivants qu’on pouvait l’imaginer. Je sentais les effluves lourdes de leurs corps. La lionne s’ébrouait toujours. Brusquement le mâle m’arracha ses poils rugueux, tourna la tête vers elle et rugit ; elle se tapit contre le sol.
— Il est temps que je parte, articulai-je sans émettre un son, seulement avec les lèvres. Je me mis à reculer lentement vers la porte. Ce n’était point un instant agréable, mais eux semblaient m’avoir oublié. Le lion se coucha lourdement et ressembla de nouveau à une grosse pierre oblongue, la lionne resta penchée au-dessus de lui en le poussant avec son museau.
Une fois la porte refermée derrière moi je dus faire appel à toute ma volonté pour ne pas courir. Mes genoux étaient un peu mous, ma gorge sèche et puis, subitement, mon raclement de gorge se transforma en un fou rire, je m’étais rappelé comme je lui parlais « Bon, bon, tu ne me fais pas peur … », étant sûr qu’il n’était qu’une illusion.