Les ramures des arbres se découpaient plus distinctement sur le ciel, l’aube pointait. J’en étais assez content, car je ne savais comment sortir du parc. Il était maintenant complète ment désert. Je passai près du rond asphalté où, tout à l’heure, j’avais vu la chanteuse. Dans l’allée suivante je rencontrai un robot qui tondait le gazon. Il ne put me renseigner sur l’hôtel, mais m’expliqua comment je pourrais rejoindre l’escalator le plus proche. Je descendis quelques niveaux et fus de nouveau surpris en sortant dans la rue et en y retrouvant le ciel au-dessus de moi. Mais même ma capacité de m’étonner était déjà saturée. J’en avais assez. Je marchai quelque temps. Je me souviens de m’être assis près d’une fontaine — ce n’était peut-être pas une fontaine —, puis j’avançai toujours dans la clarté croissante du jour nouveau ; enfin je m’éveillai de ma torpeur juste en face des lettres chamarrées de feu ALCARON HOTEL.
A la réception, blanche comme une baignoire retournée de géant, trônait un joli robot stylé, à moitié transparent avec de longs bras fins. Sans rien me demander il me tendit un gros livre, j’y inscrivis mon nom et pris l’ascenseur, un petit triangle de plastique à la main. Quelqu’un — je ne sais vraiment pas qui — m’aida à ouvrir la porte, ou plutôt l’ouvrit à ma place. Des murs de glace ; dedans une circulation de flammes ; sous la fenêtre dont je m’approchai s’ouvrit un fauteuil avançant vers moi. Déjà du mur tombait un panneau de table formant une sorte de secrétaire, mais moi, je voulais un lit. Je n’en trouvais pas, n’ayant même pas essayé de chercher. Je me couchai sur le tapis de mousse et m’endormis aussitôt sous la lumière artificielle de cette chambre sans fenêtre, car ce que j’avais de premier abord pris pour une fenêtre, n’était évidemment qu’un téléviseur. Ainsi je sombrai dans le sommeil avec le souvenir d’un visage immense qui, de derrière la vitre, me grimaçait, me parlait, me souriait, bavardait, méditait sur mon sort …
Le sommeil s’abattit sur moi comme la mort. Même le temps s’était arrêté.
2
Je me tâtai les flancs avant d’ouvrir les yeux. J’étais en pull ; si j’avais dormi sans m’être déshabillé, c’est que j’étais de garde. « Olaf ! » voulus-je crier, mais brusquement je m’assis.
Ce n’était pas le Prométhée mais l’hôtel. Je me rappelai tout : les labyrinthes de l’aérogare, la fille, mon initiation, sa peur, le rocher bleu du Terminal auprès du lac noir, la chanteuse, les lions …
En cherchant la salle d’eau je trouvai sans le vouloir le lit camouflé dans un mur, il tomba en un carré boursouflé de nacre quand j’eus appuyé sur quelque bouton.
Ni baignoire ni robinets dans la salle de bains, rien que des carreaux étincelants au plafond et une petite cavité pour les pieds, tapissée de plastique spongieux. Ça n’avait pas l’air d’une douche. Je me sentis comme l’homme de Néanderthal. Je me déshabillai rapidement et restai avec mes vêtements à la main puisqu’il n’y avait pas de crochets ; je les jetai dans un petit placard mural. A côté de lui, trois boutons : un bleu, un rouge et un blanc. J’appuyai sur le blanc. La lumière s’éteignit. Le rouge. Ça se mit à bruire, mais ce n’était pas de l’eau, un vent puissant sentant l’ozone et encore autre chose. Il m’embrassa tout entier, des gouttes épaisses et brillantes se condensaient sur ma peau, elles frémissaient et s’évaporaient, je ne sentais même pas l’humidité, c’était comme si une multitude d’aiguillettes électriques me massaient les muscles. J’appuyai, pour voir, sur le bouton bleu, et le vent changea, maintenant j’avais l’étrange impression d’être transpercé par lui de part en part. Je pensai qu’en s’y habituant on pourrait aimer ça. A l’Adapte de Luna cela n’existait pas — je ne sais pourquoi ils utilisaient des salles de bains ordinaires. Mon sang tournait plus rapidement, je me sentais très bien, seulement je ne savais ni comment ni avec quoi me brosser les dents. A la fin j’y renonçai. Il y avait encore une porte dans le mur, avec l’inscription Peignoirs de bain. J’y jetai un coup d’œil. Pas de peignoirs, seulement trois grosses bouteilles métalliques, comme des siphons. De toute façon j’étais sec et n’avais plus besoin de m’essuyer.
J’ouvris le placard où j’avais jeté mes vêtements et restai abasourdi : il était vide. Encore heureux que j’aie laissé mon slip dessus ! Je revins dans la chambre en slip et me mis à la recherche du téléphone pour apprendre ce qu’étaient devenus mes habits. Tout cela m’embarrassait un peu. Je découvris enfin le téléphone sous la fenêtre — je continuais à appeler ainsi le téléviseur mural — il apparut comme par enchantement quand je me mis à jurer très fort ; il devait réagir à la voix. « Cette manie idiote de tout cacher dans les murs. » La réception répondit immédiatement. Je demandai mes vêtements.
— Vous les aviez mis dans la proprette, fit une voix de basse profonde. Vous les aurez dans cinq minutes.
« C’est déjà ça », pensai-je. Je m’assis devant le bureau dont la planche se mit obligeamment sous mes coudes dès que je me fus penché. Comment était-ce possible ? Je n’avais pas besoin de m’intéresser à ces questions, la plupart des gens profitent de la technologie d’une civilisation sans la connaître.
Je restai assis, en slip, envisageant toutes les possibilités. Je pouvais aller à l’Adapte. S’il ne s’était agi que de technique et de mœurs, je n’aurais pas hésité, mais j’avais déjà remarqué à Luna qu’ils essayaient en même temps de nous imposer leur façon de voir les choses, et de nous inculquer une attitude bien définie. Ils nous apportaient donc leur propre échelle de valeurs. Et si on ne les faisait pas siennes, ils l’expliquaient — comme tout le reste, d’ailleurs — par le conservatisme, les refus inconscients et la routine des vieilles habitudes, etc. Je n’avais pas du tout l’intention d’abandonner ces refus et ces habitudes tant que je ne serais pas convaincu que ce qu’ils offraient était meilleur ; l’expérience de la nuit dernière n’avait en rien entamé cette résolution. Je ne voulais pas de réhabilitation, de petite école et surtout pas tout de suite. « Ne sois pas si docile ! Tu dois apprendre pourquoi ils ne t’ont pas soumis à cette bettrisation », pensai-je.
J’aurais pu chercher un des nôtres, Olaf par exemple. Ç’aurait été une infraction matérialisée aux conseils de l’Adapte. Car ils ne nous interdisaient rien, ils répétaient sans cesse qu’ils ne faisaient qu’agir dans notre intérêt, que je pouvais faire absolument ce que je voulais ; même sauter directement de la Lune à la Terre (c’était le spirituel docteur Abs) si j’étais tellement pressé. Je ne tenais aucun compte de l’Adapte mais ça pouvait déranger Olaf. « Tu vas lui écrire, tu as son adresse. » Travailler ! Trouver du travail ? Comme pilote ? Et alors, faire la navette Mars-Terre-Mars ? Ça, je m’y connaissais, mais …
Je me rappelai alors que j’avais un peu d’argent. En fait ce n’était pas de l’argent, ça s’appelait autrement, mais je ne comprenais pas la différence puisque l’on pouvait tout acheter avec. Je demandai une communication extérieure. Un chant lointain retentit dans l’écouteur. Le téléphone n’avait ni numéros ni cadran ; il fallait peut-être annoncer le nom de la banque ? Je l’avais noté sur un bout de papier et ce bout se trouvait dans mon pantalon. Je regardai dans la salle de bains, mes vêtements étaient déjà là, dans le placard, bien pliés comme s’ils venaient d’être lavés, toutes mes babioles demeuraient dans les poches, entre autres ce bout de papier.
La banque n’en était pas une, c’était Omnilox. Je mentionnai ce nom et aussitôt, comme si elle s’était attendue à cet appel, retentit une voix grave :