L’instant d’après arriva le médecin. Il avait un air de famille avec les personnages de la photo de promotion du cabinet de mon père. Il était petit sans être frêle, grisonnant, avec une petite barbiche et des lunettes à monture dorée — c’étaient les premières que je voyais depuis mon arrivée. Il s’appelait Juffon. Docteur Juffon.
— Hal Bregg ? demanda-t-il. C’est bien vous ?
— Oui, c’est moi.
Il resta un long moment à me regarder sans rien dire.
— De quoi vous plaignez-vous ?
— En fait, de rien, docteur, seulement … Je lui fis part de mes étranges constatations.
Sans rien laisser voir il m’ouvrit une porte. J’entrai dans un petit cabinet.
— Déshabillez-vous.
— Complètement ?
— Oui, complètement.
Il me détailla tout nu.
— Des hommes comme vous, on n’en fait plus, marmonna-t-il entre les dents. Il écouta mon cœur avec un stéthoscope froid. « Dans un millier d’années ça se passera toujours comme ça », pensai-je et cette idée m’apporta une légère satisfaction. Il me mesura puis me fit m’allonger. Il regarda avec intérêt la cicatrice sous ma clavicule gauche mais ne dit rien. Il m’ausculta pendant près d’une heure.
Les réflexes, la capacité thoracique, l’électrocardiogramme — tout, quoi. Quand je me fus habillé il s’assit derrière un petit bureau noir. Le tiroir grinça alors qu’il le tirait pour chercher quelque chose. Après tous ces meubles qui s’étaient mus autour de moi, comme clairvoyants, j’aimais beaucoup ce vieux bureau.
— Quel âge avez-vous ?
Je lui expliquai comment se présentaient les choses.
— Vous avez l’organisme d’un homme de trente et quelques années, dit-il. Vous avez hiberné ?
— Oui.
— Longtemps ?
— Un an.
— Pourquoi ?
— Nous revenions à poussée accélérée. Il a fallu se coucher dans l’eau. L’amortisation, vous comprenez, docteur, alors, comme il est difficile de rester conscient un an dans l’eau …
— Bien sûr. J’avais pensé que vous auriez hiberné plus que ça. Vous pouvez décompter tranquillement cette année. Pas quarante, mais trente-neuf ans.
— Et en ce qui concerne … ?
— Ce n’est rien, Bregg. Vous avez subi combien ?
— D’accélération ? Deux g.
— Et voilà. Vous pensiez grandir, hein ? Non, vous ne grandissez plus. Tout simplement vos disques vertébraux … vous savez ce que c’est ?
— Oui, oui, des cartilages entre les vertèbres …
— Exactement. Maintenant que vous êtes sorti de cette presse, ils se distendent. Combien mesurez-vous ?
— Quand je suis parti je mesurais un mètre quatre-vingt-dix-sept.
— Et après ?
— Je ne sais pas. Je ne me suis plus mesuré ; on avait d’autres préoccupations, vous savez.
— Maintenant vous mesurez deux mètres deux.
— Quelle histoire, fis-je, et cela va durer longtemps ?
— Non, c’est probablement fini … Comment vous sentez-vous ?
— Bien.
— Tout vous semble trop léger, n’est-ce pas ?
— De moins en moins. A l’Adapte de Luna, ils m’ont donné des comprimés pour diminuer la tension musculaire.
— Vous ont-ils dégravité ?
— Oui, les trois premiers jours. Ils prétendaient que ça ne serait pas assez après toutes ces années. Cependant, d’un autre côté, ils ne voulaient quand même pas nous tenir enfermés, après un tel voyage, encore plus longtemps …
— Et comment va le moral ?
— Ça … hésitai-je, parfois j’ai le sentiment d’être un homme de Néanderthal amené dans une ville …
— Quels sont vos projets ?
Je lui parlai de la villa.
— Ce n’est peut-être pas la plus mauvaise solution, dit-il, mais …
— L’Adapte serait meilleur ?
— Je n’ai pas dit ça … Savez-vous que je me souviens de vous ?
— Comment est-ce possible ? Vous ne pouviez pas …
— Non, mais mon père m’en a parlé. J’avais alors douze ans.
— Ah ! mais ça devait être de nombreuses années après notre départ, dis-je. Et on se souvenait toujours de nous ? Etrange.
— Je ne trouve pas. C’est plutôt bizarre qu’on vous ait oublié. Vous saviez à quoi ressemblerait votre retour, n’est-ce pas ? Bien sûr, vous ne pouviez pas vous l’imaginer …
— Je le savais.
— Qui vous a envoyé chez moi ?
— Personne, c’est-à-dire … l’infor de l’hôtel. Pourquoi ?
— C’est drôle, dit-il. Je ne suis pas vraiment médecin, le saviez-vous ? Je m’occupe de l’histoire de la médecine spatiale, car ce n’est plus que de l’histoire, Bregg, et, sauf à l’Adapte, il n’y a plus de travail pour les spécialistes.
— Excusez-moi, je ne savais pas …
— Absurde. C’est moi qui devrais vous être reconnaissant. Vous êtes la preuve a contrario des thèses de l’école de Millman sur l’influence nuisible de l’accélération sur l’organisme. Pas une trace d’hypertrophie cardiaque gauche, ni d’emphysème pulmonaire … un cœur excellent. Mais vous le savez.
— Oui, je sais.
— En tant que médecin, je n’ai plus rien à vous dire, Bregg, mais il y a autre chose …
Il hésita.
— Oui ?
— Comment vous débrouillez-vous dans … le monde actuel ?
— Tant bien que mal.
— Vous avez des cheveux blancs, Bregg.
— Quelle importance ?
— Enorme. Les cheveux blancs signifient la vieillesse. Personne n’en a plus aujourd’hui avant quatre-vingts ans, Bregg, et même à cet âge, c’est rare.
Je me rendis compte que c’était vrai : je n’avais pas vu de vieillards.
— Pour quelle raison ? demandai-je.
— Il y a des préparations spéciales, des médicaments qui l’arrêtent. On peut aussi faire revenir la couleur originale, mais ça, c’est un peu plus compliqué.
— Bon, fis-je, mais pourquoi me le dites-vous ?
Je le vis hésiter de nouveau.
— Les femmes, Bregg, dit-il brièvement.
Je tressaillis.
— Ça veut dire que j’ai l’air d’un vieillard ?
— D’un vieillard ? Non, plutôt d’un athlète … mais vous ne vous promenez pas tout nu. Surtout quand vous êtes assis vous avez l’air … c’est-à-dire qu’une personne ordinaire vous prendra pour un vieillard rajeuni. Après une cure de jouvence, hormones et tout ça …