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— Bregg … dites-moi, qu’attendiez-vous de nous ? De la Terre ?

— Aucune idée. Je n’y ai jamais pensé. C’était comme si quelqu’un parlait de la vie après la mort, ou du paradis, en disant que ça existait ; personne n’a pu l’imaginer. Docteur … non. N’en parlons plus. Je voudrais vous demander une chose. Qu’en est-il de cette bettrisation ?

— Qu’en savez-vous ?

Je le lui dis. Mais rien au sujet des circonstances dans lesquelles je l’avais appris.

— Oui, fit-il. Plus ou moins. Selon l’opinion commune, c’est ça.

— Et moi donc ?

— Le décret fait de vous une exception, car la bettrisation des adultes n’est pas une intervention anodine et sans danger pour la santé, elle serait même dangereuse. De plus on considère, non sans raison, je crois, que vous avez passé l’épreuve de … l’attitude morale. D’ailleurs, vous êtes peu nombreux.

— Docteur, une seule question encore. Vous avez parlé des femmes. Pourquoi en avez-vous parlé ? Mais j’abuse peut-être de votre temps ?

— Non, pas du tout, au contraire. Pourquoi l’ai-je dit ? Quels êtres proches peut-on avoir, Bregg ? Des parents. Des enfants. Des amis. Des femmes. Vous, vous n’avez ni parents ni enfants. Quant aux amis, vous ne pouvez pas en avoir.

— Pourquoi ça ?

— Je ne pense pas à vos camarades, d’ailleurs je ne sais pas si vous voudriez rester tout le temps parmi eux, à évoquer des souvenirs …

— Ciel, non ! Jamais de la vie !

— Et alors ? Vous connaissez deux époques. Dans la première vous avez passé votre jeunesse et bientôt vous allez connaître la deuxième. Ajoutée cette dizaine d’années, votre expérience n’est comparable à aucune de n’importe lequel de vos contemporains. Ils ne peuvent donc pas devenir pour vous des partenaires égaux. Quoi, vous devriez alors vivre parmi les vieillards ? Il ne vous reste plus que les femmes, Bregg. Rien que les femmes.

— Peut-être plutôt une femme, grognai-je.

— C’est difficile de nos jours — une seule femme.

— Comment ça ?

— Notre époque est celle du bien-être. Autrement dit, dans le domaine de l’érotisme c’est l’époque de l’intransigeance. Parce qu’on ne peut plus obtenir l’amour des femmes contre de … l’argent. Vos problèmes matériels ont cessé d’exister ici.

— Et vous appelez cela de l’intransigeance ? Docteur !

— Oui. Comme j’ai parlé d’acheter l’amour, vous avez sans doute pensé qu’il s’agissait de la prostitution, cachée ou manifeste. Non. C’est de l’histoire ancienne déjà. Autrefois, la femme était attirée par le succès. L’homme l’impressionnait par le montant de ses gains, par ses qualifications ou par sa position sociale. Dans une société égalitaire, cela est impossible. Si vous étiez, par exemple, réaliste …

— Mais je le suis, réaliste, l’interrompis-je.

Le docteur eut un sourire.

— Ce mot a une autre signification maintenant. Il désigne un comédien jouant au réal : Etes-vous déjà allé au réal ?

— Non.

— Allez voir quelques mélodrames et vous comprendrez quels sont aujourd’hui les critères de sélection érotique. Le plus important, c’est la jeunesse. C’est pour cela que tout le monde se bat. Les rides, les cheveux blancs, surtout précoces, évoquent presque les mêmes sentiments de dégoût que la lèpre — il y a des siècles …

— Mais pourquoi ?

— Vous aurez du mal à le comprendre. Mais les arguments de la raison sont impuissants face aux mœurs actuelles. Vous ne réalisez toujours pas combien de facteurs décisifs autrefois dans le domaine érotique ont disparu aujourd’hui. La nature ne supporte pas le vide ; donc ils ont dû être remplacés par d’autres facteurs. Prenons, par exemple, ce à quoi vous êtes tellement habitué au point de ne plus en apercevoir le caractère exceptionnel : le risque. Cela n’existe plus, Bregg. L’homme ne peut plus en imposer à la femme par sa bravoure, son comportement fou ; et cependant l’art, la littérature, toute la civilisation s’en nourrissaient : l’amour face à la mort. Orphée est descendu jusqu’au Tartare chercher Eurydice. Othello a tué par amour. Le tragique de Roméo et Juliette … aujourd’hui il n’y a plus de tragédies. Il n’y a plus de possibilités de tragédies. Nous avons supprimé l’enfer des passions et il s’est avéré que du coup le ciel lui aussi avait cessé d’exister. Tout est maintenant tiède, Bregg.

— Tiède ?

— Oui, tiède. Savez-vous ce que font les amants les plus malheureux ? Ils se comportent raisonnablement. Aucune violence, aucune rivalité …

— Vous voulez dire que tout cela … a disparu ? demandai je. Pour la première fois je ressentis une peur superstitieuse devant ce monde.

Le vieux docteur se taisait.

— Docteur, ce n’est pas possible. Comment ça … vraiment ?

— Oui, c’est comme ça. Et vous devez l’accepter, Bregg, comme l’air, comme l’eau. Je disais qu’il était difficile de n’avoir qu’une seule femme. C’est presque impossible si vous voulez en avoir une pour toute la vie. La durée moyenne d’un couple est d’environ sept ans. C’est déjà un progrès. Il y a un demi-siècle, elle était d’à peine quatre ans.

— Docteur, je ne veux pas abuser de votre temps plus longtemps. Que me conseillez-vous ?

— Ce dont je vous ai déjà parlé : faire revenir la couleur originelle de vos cheveux … c’est un peu trivial, sans doute. Mais c’est important. J’ai honte de vous donner un tel conseil. Pas pour moi-même. Mais moi, qu’est-ce que je …

— Je vous en remercie. Vraiment. Une dernière chose.

Dites-moi … à quoi je ressemble dans la rue ? Aux yeux des passants ? Qu’y a-t-il en moi ?

— Bregg, vous êtes différent. Pour commencer, vos dimensions. Cela fait penser à Y Iliade. Des proportions d’antan, cela peut constituer d’ailleurs un certain avantage, quoique vous n’ignoriez sans doute pas quel est le sort de ceux qui se distinguent trop … ?

— Je ne l’ignore pas.

— Vous êtes vraiment un peu trop grand … Je ne me rappelle pas avoir vu des gars comme vous, même pas dans ma jeunesse. Maintenant, vous avez l’air d’un homme très grand et très mal habillé, mais ce ne sont pas les vêtements qui vous vont mal ; c’est vous qui êtes tellement musclé. L’étiez-vous déjà avant le voyage ?

— Non, docteur, ce sont ces deux g, vous savez.

— C’est possible.

— Sept années. Sept années de double charge. Mes muscles respiratoires et abdominaux ont dû se développer, et je sais comment est ma nuque. Mais sans ça, je m’y serais fait étrangler comme un rat, là-bas. Us travaillaient même pendant que je dormais, même pendant l’hibernation. Tout pesait deux fois plus. C’est à cause de cela.

— Et les autres, eux aussi ? Pardonnez-moi de vous questionner ainsi, mais c’est la curiosité du médecin. Il n’y a pas eu d’autres expéditions aussi longues, vous savez.

— Oui, je le sais. Les autres ? Olaf est presque comme moi. Cela dépend des os, je les ai toujours eu larges. Arder était plus grand que moi. Plus de deux mètres. Oui, Arder … Que disais-je déjà ? Les autres, donc, moi, j’étais le plus jeune, grâce à quoi j’avais les plus grandes capacités d’adaptation. C’était du moins ce que disait Venturi. Connaissez-vous les travaux de Janssen ?

— Si je les connais ? C’est un classique pour nous, Bregg.

— Ah bon ! C’est drôle, c’était un petit homme très agité … J’ai supporté chez lui soixante-dix-neuf g pendant une seconde et demie, vous savez ?