J’avais contemplé diverses sortes d’appareils de plongée, de petites torpilles électriques avec lesquelles on pouvait voguer au-dessus des fonds des lacs, des glisseurs, des hydrotes se mouvant sur coussin d’air comprimé, des micro-gliders marins, tous équipés d’ustensiles spéciaux protégeant de l’accident.
Je ne pouvais plus considérer comme sportives les courses qui bénéficiaient cependant d’une grande popularité ; évidemment pas de chevaux, pas de voitures — c’étaient des courses entre les machines téléguidées sur lesquelles l’on pouvait miser. Le sport de compétition, le sport traditionnel avait perdu de son importance. On m’expliqua que les limites des possibilités physiques de l’homme avaient été atteintes et que les records n’auraient pu être améliorés que par des êtres anormaux, des monstres de puissance ou de vitesse. D’ailleurs, raisonnablement, je ne pus qu’approuver le fait que des vestiges de disciplines athlétiques s’étaient très largement répandus était des plus positifs, néanmoins je sortis très abattu après cette visite de trois heures.
J’ordonnai d’envoyer des instruments de gymnastique à Clavestra. Après réflexion je renonçai au hors-bord ; je voulus acquérir un yacht, mais il n’y avait plus de bateaux honnêtes avec des dérives, seules subsistaient de malheureuses baignoires garantissant une telle stabilité que je ne comprenais plus comment on pouvait tirer le moindre plaisir de la navigation.
Le soir tombait quand je repris le chemin de l’hôtel. Le soleil avait disparu, des nuages rouges, duveteux venaient de l’ouest, la lune se levait dans son premier quart et au zénith en brillait une autre — certainement un immense satellite artifi ciel. L’espace aérien grouillait de machines volantes. Le nombre de passants diminua, puis il y eut de plus en plus de gliders et apparurent sur les chaussées ces traînées lumineuses dont j’ignorais encore la signification.
Je revenais par une autre route quand je tombai sur un grand parc. Il m’avait semblé de premier abord que c’était le parc Terminal, mais il signalait sa présence plus loin, au nord, dans la partie haute de la ville où brillait la montagne de l’aérogare.
La vue en était fantastique, car quand tous les environs étaient déjà recouverts de pénombre lardée seulement de lumières de rues, les niveaux supérieurs du Terminal étincelaient tels les sommets alpins couverts de neige.
Il y avait foule dans le parc. Je découvrais plein de nouvelles espèces d’arbres, surtout des palmiers, des cactus sans épines florissaient, et dans un cul-de-sac éloigné de l’allée principale je réussis à trouver un vieux châtaignier d’au moins deux cents ans. Trois hommes de ma taille n’auraient pas pu embrasser son tronc. Je m’assis sur un banc et contemplai pendant quelque temps le ciel. Les étoiles ! Clignotant, tremblotant dans des courants invisibles de l’atmosphère qui protégeait la Terre. Comme elles semblaient innocentes ! Pour la première fois depuis des années je pensais « les petites étoiles ». Là-bas personne n’aurait osé s’exprimer ainsi ; si quelqu’un l’avait fait nous aurions cru qu’il devenait fou. Petites étoiles, en effet, mais combien voraces !
Par-dessus les cimes déjà complètement noires des arbres, s’éleva un lointain feu d’artifice ; je vis immédiatement et avec un réalisme surprenant Arcturus avec ses montagnes de feu que j’avais survolé en claquant les dents de froid pendant que le givre de l’appareil de frigorification fondait et gouttait, ferrugineux, sur ma combinaison. Je ramassais alors des échantillons, écoutant de toutes mes oreilles le sifflement des compresseurs car leur ralentissement, une micro-panne d’une seconde, aurait transformé la cuirasse, les appareils et moi-même en un imperceptible nuage de vapeur. Une goutte tombant sur une plaque rougie ne s’évapore pas aussi vite qu’un homme soumis à une telle température.
Les fleurs du châtaignier se flétrissaient déjà. Je n’avais jamais aimé le parfum de ses fleurs, mais maintenant elles me rappelaient tout ce qui s’était passé il y avait si longtemps. Les reflets du feu d’artifice ondoyaient toujours au-dessus des haies, on entendait des exJamations, le vent m’apportait des bouffées de musique provenant de différents orchestres et toutes les quelques dizaines de secondes me parvenaient les cris des participants aux attractions, peut-être des passagers d’un téléphérique. Cependant mon recoin demeurait désert.
A un moment apparut une haute silhouette noire sortant d’une contre-allée. La verdure était déjà entièrement grise et je n’aperçus le visage de l’homme marchant très lentement à petits pas, ses pieds ne quittant guère le sol, que lorsqu’il se trouva tout près de moi. Ses mains reposaient dans de petites poires dont partaient deux bâtons très fins sur lesquels il s’appuyait. Pas comme un paralytique, non, plutôt comme quelqu’un de très faible. Il ne me regardait pas, il ne regardait rien. Les rires, les exclamations, les éclats de fusées, rien ne semblait exister pour lui. Il resta peut-être arrêté une minute, respirant avec difficulté, et son visage m’apparaissait dans la clarté intermittente des explosions. Il était si vieux qu’il n’en restait que la peau et les os, les années avaient effacé toute expression de son faciès ridé. Quand il voulut progresser de nouveau, poussant vers l’avant ces béquilles ou prothèses étranges, l’une d’elles glissa. Je bondis de mon banc pour le soutenir, mais il avait déjà repris son équilibre. Je le dominais d’une tête, malgré cela il était grand pour un homme de cette époque ; il me regarda avec des yeux brillants.
— Excusez-moi, murmurai-je. Je voulus m’éloigner, mais je restai, j’en lus l’ordre dans ses yeux.
— Je vous ai déjà vu quelque part, dit-il d’une voix étonnamment forte. Mais où ?
— J’en doute, répondis-je en secouant la tête. Je ne suis revenu qu’hier … d’un très long voyage.
— D’où ?
— De Fomalhaut.
— Arder ! Tom Arder ! Ses yeux s’éclairèrent de joie.
— Non, répondis-je. Mais j’étais avec lui.
— Et lui ?
— II a disparu.
Il haletait.
— Aidez-moi … à … m’asseoir …
Je le pris par les épaules. Sous l’étoffe noire et glissante il n’y avait que des os. Je le reposai en douceur sur le banc. Me penchai sur lui.
— Asseyez-vous …
Je m’assis. Il haletait toujours, les yeux mi-clos.
— Ce n’est rien … l’émotion …, murmura-t-il. Un instant plus tard il souleva ses paupières. Je m'appelle Roemer, dit-il simplement.
J’en eus le souffle coupé à mon tour.
— Comment ça … vous … vous ? … Quel …
— Cent trente-quatre ans, dit-il sèchement. J’en avais sept alors …
Je me souvenais de lui. Il était venu chez nous avec son père, un mathématicien extraordinaire, assistant de Géonidès — créateur de la théorie qui avait permis notre vol. Arder avait alors montré au gamin le hall d’essais, les centrifugeuses — je l’avais gardé tel dans mon souvenir : un gosse de sept ans, très vif, avec les yeux noirs de son père. Arder l’avait tenu à bout de bras pour que le petit puisse voir de près l’intérieur de la chambre gravitationnelle dans laquelle je me trouvais.
Nous nous taisions tous les deux. Il y avait quelque chose d’étrange dans cette rencontre. Je fixais avidement à travers l’obscurité son visage tellement vieux et j’avais la gorge serrée. Je voulus sortir une cigarette mais mes mains tremblaient tellement que je n’arrivais pas à trouver ma poche.
— Arder, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda-t-il.
Je le lui dis.
— Vous n’avez rien retrouvé ? Rien ?
— Non … Vous savez, là-bas on ne retrouve rien.
— Je vous ai pris pour lui …
— Je comprends. La taille et tout …