— Oui. Quel âge avez-vous maintenant ? Biologique, j’entends.
— Quarante.
— J’aurais pu … murmura-t-il.
Je le compris.
— Ne regrettez pas, répondis-je durement. Ne le regrettez pas. Ne regrettez rien, vous me comprenez ?
Pour la première fois il regarda mon visage.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai rien à faire ici, dis-je. Personne n’a besoin de moi … Comme moi, je n’ai besoin de … personne.
C’était comme s’il ne m’avait pas entendu.
— Comment vous appelez-vous ?
— Bregg. Hal Bregg.
— Bregg, répéta-t-il, Bregg … non. Je ne me rappelle pas. Vous y étiez, pourtant ?
— Oui. A Apprenous, quand votre père avait apporté des corrections trouvées par Géonidès pendant le dernier mois avant le décollage … il apparut que les coefficients de réfraction dans les poussières sombres étaient trop bas … je ne sais pas si ça vous dit quelque chose ? Hésitant, je m’interrompis.
— Bien sûr. Et comment donc, répondit-il avec une intonation de surprise. Mon père … Et comment … A Apprenous ? Mais qu’est-ce que vous y faisiez ? Où étiez-vous ?
— Dans la chambre gravitationnelle, chez Jansen. Vous y étiez, vous aussi, amené par Arder, vous étiez tout en haut, sur le pont, et vous me regardiez subir quarante g. Quand j’en suis sorti, je saignais du nez … Vous m’aviez alors donné votre mouchoir …
— Ah ! C’était vous !
— Oui.
— Il me semblait que cet homme, dans la chambre … avait des cheveux bruns.
— Oui. Les miens ne sont pas blonds. Ils sont blancs. Seulement dans l’obscurité on ne le voit pas bien.
Nous demeurâmes silencieux un peu plus longtemps.
— Vous êtes évidemment enseignant ? demandai-je pour rompre enfin ce silence.
— Je l’étais. Maintenant plus rien … Depuis vingt-trois ans … Rien … Et puis il répéta encore une fois, tout bas : Rien …
— J’ai acheté aujourd’hui des livres, parmi eux une topolo-gie de Roemer. Est-ce qu’il s’agit de vous ou de votre père ?
— De moi. Vous êtes mathématicien ?
Il me regarda avec un intérêt nouveau.
— Non, dis-je. Mais … j’avais beaucoup de temps libre … là-bas. Chacun faisait ce qu’il voulait. Moi … les mathématiques m’ont beaucoup aidé.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Nous avions plein de microfilms : romans, essais, tout ce qu’on voulait. Savez-vous que nous avons emporté trois cent mille titres ? Votre père conseillait Arder dans le domaine mathématique …
— Je le savais.
— D’abord nous considérions ça comme une distraction ; … une façon de tuer le temps … Mais au bout de quelques mois, quand nous avons perdu tout contact avec la Terre, et restions suspendus — apparemment immobiles par rapport aux étoiles —, alors, vous savez, lire qu’un certain Pierre tirait nerveusement sur sa cigarette et se demandait si Lucie allait venir, et qu’elle est venue, et qu’elle tordait ses gants en silence … Alors d’abord on a été pris de fous rires et ensuite on a envoyé ça au diable. En un seul mot on n’y touchait plus.
— Et il ne restait que les mathématiques ?
— Non. Pas tout de suite. J’avais d’abord commencé à apprendre des langues, d’ailleurs je ne les ai jamais abandonnées, tout en sachant que cela ne servirait à rien, car à mon retour elles seraient devenues des dialectes archaïques. Mais Gimma — et surtout Thurber — me poussaient vers la physique. Comme quoi ça peut toujours servir. Je m’y suis mis alors, avec Arder et Olaf Staave ; il n’y avait que nous trois qui n’étions pas des scientifiques.
— Pourtant vous étiez diplômés …
— Oui, une maîtrise en théorie d’information, une en cosmologie et un diplôme d’ingénieur nucléaire, mais tout cela était plutôt professionnel que théorique. Vous devez savoir ce qu’un ingénieur connaît des mathématiques. Alors la physique … Mais je voulais quelque chose qui ne serve qu’à moi-même. Et seulement les maths pures … Je n’avais jamais été très doué pour les maths. Même pas du tout, mais j’étais très obstiné.
— Oui, dit-il très bas, il fallait l’être pour partir …
— Surtout pour se faire admettre, ajoutai-je. Et savez-vous pourquoi c’étaient justement les maths ? Je l’ai compris seulement là-bas. Parce qu’elles sont au-dessus de tout. Les travaux d’Abel et de Kronecker ont autant de valeur aujourd’hui qu’il y a quatre cents ans et elles en auront toujours. On crée de nouvelles voies mais les anciennes conduisent toujours quelque part … Là-bas … il y a … l’éternité. Seules les mathématiques n’en ont pas peur. C’est là-bas que j’ai compris qu’elles étaient définitives. Et puissantes. Il n’y avait rien de comparable à elles. Et puis le fait qu’elles me donnaient du mal, ça aussi, c’était bon. Je me forçais et quand je ne pouvais pas m’endormir je répétais ce que j’avais étudié pendant la journée …
— Intéressant, dit-il. Mais il n’y avait nul intérêt dans sa voix. Je ne savais même pas s’il m’écoutait. Au fond du parc les cris de joie accompagnaient chaque nouvelle apparition de colonnes de feu rouge et vert. Là où nous étions assis, sous les arbres, régnait la pénombre. Je me tus. Mais ce silence était insupportable.
— C’était pour moi une mesure d’autoprotection, dis-je. La théorie des grands nombres … C’est-à-dire ce que Mirea et Awerin ont fait de l’héritage de Cantor. Vous comprenez, c’était fantastique que de manipuler ces grandeurs surfinies, transfinies, ces continua parfaitement séparables, puissants … Je me souviens du temps que j’ai consacré à ça, comme si c’était hier.
— Ce n’est pas aussi inutile que vous le croyez, marmonna-t-il. Ainsi il m’écoutait. N’avez-vous pas entendu parler des travaux d’Igalla ?
— Non, qu’est-ce que c’est que ça ?
— La théorie d’antichamp discontinu.
— Je ne connais rien sur l’antichamp. Qu’est-ce que c’est ?
— De la rétronihilation. Toute la parastatique est venue de là.
— Je ne connais même pas ces termes.
— Evidemment, ils n’existent que depuis une soixantaine d’années. Ce ne sont d’ailleurs que des préliminaires de la gravitologie.
— Je vois que j’ai du pain sur la planche, la gravitologie, c’est la théorie de la gravitation, je crois ?
— Bien plus. On ne peut l’expliquer autrement que par les mathématiques. Vous avez étudié Appione et Froom ?
— Oui.
— Alors vous ne devriez avoir aucune difficulté. Ce ne sont que des développements des métagènes dans un ensemble configurationnel dégénéré à n dimensions.
— Comment ça ? Mais Skriabine a démontré qu’il n’existait pas d’autres métagènes que variants …
— En effet, une très belle démonstration. Mais cela est transcontinu, comprenez-vous ?
— Pas possible ! Ça a dû ouvrir tout un monde de possibilités !
— Oui, dit-il sèchement.
— Je me rappelle un ouvrage de Mianikowski … commençai-je.
— Oh ! ça n’a qu’un rapport très vague ; tout au plus la même direction de recherches.
— Combien de temps me faudrait-il pour étudier tout ce qui a été fait depuis ? demandai-je.
— A quoi ça vous servira-t-il ?
Je ne sus que lui répondre.
— Vous n’allez plus voler ?
— Non, répondis-je. Je suis trop vieux. Je ne supporterais plus de telles accélérations … et puis … je ne voudrais plus voler.
Après ces mots nous nous tûmes pour de bon. Cette soudaine excitation avec laquelle j’avais parlé de mathématiques avait disparu et je restais assis à côté de lui, ressentant tout le poids de mon corps, sa grandeur inutile. En dehors des mathématiques nous n’avions rien à nous dire et nous le savions très bien tous deux. Tout à coup j’eus l’impression que tout mon enthousiasme à décrire les mathématiques et leur rôle béni pendant mon voyage n’était que feint. Je me trompais moi-même avec cette modestie, cet héroïsme appliqué d’un pilote, étudiant la théorie des grandeurs infinies, entouré de nuages galactiques. Je m’étais enfoncé dans mon mensonge. Car, au fond, qu’est-ce que cela représentait ? Est-ce qu’un naufragé qui aurait passé des mois entiers en mer et aurait dénombré les fibres de bois composant son radeau pour ne pas devenir fou, aurait eu de quoi pavoiser ? Se vanter d’avoir été suffisamment tenace pour se sauver ? Et alors ? Qu’est-ce que ça pouvait fiche aux autres ? Qu’est-ce que ça pouvait fiche à quelqu’un la manière dont j’avais occupé mon malheureux cerveau pendant ces dix années ? En quoi était-ce plus intéressant que de savoir avec quoi je remplissais mon estomac ? Il fallait absolument arrêter de jouer les héros modestes, pensai-je. Je pourrais me le permettre à son âge. Il fallait penser à l’avenir.