— Aidez-moi à me relever, murmura-t-il.
Je le raccompagnai dans la rue, jusqu’au glider. Nous avançâmes très lentement. Là, où entre les haies régnait une relative clarté, les gens nous accompagnaient du regard. Avant de monter en voiture il s’était retourné pour me dire au revoir. Mais ni lui ni moi n’avons trouvé de mots adéquats. De sa main dont sortait une de ses cannes semblable à une épée il fit un geste ambigu, hocha la tête et monta. Le véhicule noir se mit silencieusement en route. Il s’éloigna et moi, je restais les bras ballants jusqu’à ce qu’il eût disparu parmi d’autres gliders. Alors je mis les mains dans les poches et partis devant moi, ne sachant pas lequel de nous deux avait fait le meilleur choix.
Le fait qu’il ne restait plus une seule pierre de la ville que j’avais laissée en partant était plutôt favorable. C’était comme si je vivais sur une autre planète, parmi d’autres gens. L’autre monde n’existait plus et celui-ci était nouveau. Pas de vestiges, pas de ruines qui remettraient en doute mon âge biologique, je pouvais presque oublier cet âge terrestre, tellement incroyable. Il avait fallu vraiment cette rencontre impossible avec une personne que j’avais laissée en partant à l’âge de sept ans. Pendant tout le temps que j’avais passé assis à ses côtés, à regarder son visage et ses mains desséchés comme ceux d’une momie, je me sentais coupable et je savais qu’il le percevait. Quel hasard incroyable, me répétai-je machinalement avant de me rendre compte que la même chose devait nous avoir attirés tous deux à cet endroit ; le châtaignier, un arbre plus ancien que nous deux. Je n’avais encore aucune idée des limites actuelles de la vie humaine, mais je voyais que l’âge de Roemer était en quelque sorte exceptionnel ; il devait être le dernier, ou un des derniers hommes de sa génération. « Si je n’étais pas parti, je ne serais plus parmi les vivants », pensai-je et pour la première fois je vis l’autre côté, le plus surprenant de l’expédition, un artifice, une farce cruelle que j’avais jouée aux autres. Je marchais ainsi, sans savoir où j’allais ; la foule était bruyante, le courant de gens me portait en me ballottant — soudain je m’arrêtai comme si je venais de me réveiller.
Autour de moi régnait un tohu-bohu indescriptible ; un mélange de cris, d’acclamations, de musique que ponctuaient des salves de feux d’artifice envoyant haut dans le ciel leurs bouquets multicolores ; leurs débris flamboyants retombaient sur les cimes des arbres environnants ; tout cela était entrecoupé à intervalles réguliers de polyphonies de rires mêlés aux cris, comme si tout près s’était trouvé un téléphérique dont je cherchais vainement les pylônes. Au fond du parc s’élevait une grande bâtisse avec des tourelles et des murs défensifs — un château fort transporté tout droit du Moyen Age ; les flammes froides de néon léchant son toit formaient régulièrement les mots PALAIS DE MERLIN. La foule qui m’avait poussé jusque-là s’écartait de côté, vers le mur écarlate d’un pavillon, étrange par sa ressemblance avec le visage humain ; ses fenêtres en étaient les yeux lançant des éclairs, et sa gueule tordue, géante, pleine de dents s’ouvrait pour avaler de nouvelles portions de gens qui se pressaient joyeusement ; à chaque fois elle en avalait la même quantité, six personnes. Mon premier réflexe fut de m’extirper de cette foule et de partir, mais cela n’aurait pas été facile et en plus je ne savais où aller. En y réfléchissant j’avais conclu que cette manière de passer la soirée ne serait pas pire qu’une autre. Dans la foule qui m’entourait il n’y avait pas de gens solitaires comme moi — surtout des couples, filles et garçons, femmes et hommes, — ils se mettaient tous par deux et quand vint mon tour, ce qu’annonçait le blanc éclat des dents géantes et l’immense gosier écarlate béant ténébreusement, me trouvant devant lui je ne sus pas si je pouvais me joindre aux six personnes qui venaient d’entrer. Au dernier moment mon problème fut résolu par une femme accompagnée d’un jeune homme aux cheveux noirs habillé de la façon la plus extravagante de cette assemblée ; elle agrippa ma main et sans faire de manières me tira derrière elle.
Tout devint presque complètement noir ; je sentais la main forte et chaude de l’inconnue, le plancher se mouvait sous nos pieds ; la luminosité augmenta et nous nous trouvâmes dans une très large grotte. Il fallut encore faire quelques pas en montant légèrement à travers un éboulis de pierres entre les piliers de granit fracassés. L’inconnue avait lâché ma main — et tour à tour nous nous baissâmes dans le goulot étroit de la grotte.
Bien que je m’attendisse à être surpris, mon étonnement fut sans bornes. Nous nous trouvions sur le bord ensablé et très large d’une rivière, sous les rayons brûlants d’un soleil tropical. Le lointain bord opposé était recouvert d’une jungle luxuriante. Dans le bras de la rivière, en eau calme, reposaient des canoës ou plutôt des pirogues creusées dans des troncs d’arbres ; d’immenses Nègres nus, couverts de tatouages blancs, ruisselants d’huile, s’appuyaient dans des poses hiératiques sur leurs pagaies posées sur les flancs des pirogues. Derrière eux coulait paresseusement le courant brun-vert de la rivière.
Une embarcation s’éloignait justement toute pleine ; son équipage Noir dispersait par des cris et des coups de pagaies les crocodiles semblables à des troncs d’arbres à moitié enfoncés dans la boue. Ils se retournaient en faisant claquer leurs mâchoires dentues et s’éloignaient vers l’eau profonde.
Tous les sept nous descendions vers le rivage escarpé ; les quatre premiers prirent place dans une pirogue, les Nègres appuyèrent avec un visible effort sur les rames et poussèrent le bateau mal équilibré si fortement qu’il se mit à tournoyer ; je restai légèrement en retrait, devant moi il n’y avait plus que ce couple auquel je devais ma décision et le voyage qui allait commencer, car voilà qu’apparut le bateau suivant, long d’une dizaine de mètres. Les rameurs noirs crièrent dans notre direction et accostèrent adroitement en luttant avec le courant. Nous sautâmes dans la pirogue en faisant monter un nuage de poussière de bois qui sentait la pourriture et le brûlé. Le jeune homme dans sa tenue fantaisiste représentant une peau de tigre, plus que cela même, car la moitié supérieure de la tête du fauve, pendant sur la nuque, pouvait lui servir de couvre-chef, aida sa compagne à s’asseoir.
Je n’avais pas encore pris place en face d’eux que déjà nous voguions. Bien que peu de temps avant je me fusse trouvé en pleine nuit dans un parc, maintenant je n’en étais plus sûr du tout. L’immense Nègre debout sur la proue pointue de la pirogue émettait toutes les quelques secondes des cris sauvages, deux rangées de dos luisants se courbaient — les pagaies entraient violemment en contact avec l’eau, le canot racla le sable, se traîna jusqu’à ce qu’il eût atteint le lit principal de la rivière.