Ce n’était pas encore fini ; la vague suivante nous éleva à la verticale, puis elle nous submergea, nous retourna ; pendant une dizaine de secondes l’embarcation continua à tournoyer dans tous les sens en se dirigeant vers le centre de ce satané tourbillon. La femme pouvait crier, je ne l’entendais pas, je n’aurais rien entendu ; je n’entendis même pas le fracas des bois de la pirogue, je le sentis dans tout mon corps, mon ouïe était saturée des grondements des chutes d’eau ; soulevée par une force surhumaine, la pirogue sortit de l’eau, se coinça entre deux blocs de pierre. Mes deux compagnons sautèrent sur un rocher à moitié immergé, se traînèrent vers le haut, je les suivis.
Nous étions sur une plate-forme rocheuse entre les bouillonnements blancs. La rive droite était assez éloignée ; une passerelle arrimée aux fentes du rocher conduisait vers la rive gauche, sorte de pont suspendu à fleur de vagues s’écrasant dans cet infernal bouillon blanc. L’air était glacé, rempli de minuscules particules d’eau, la passerelle semblait fragile, sans appuis pour les mains, glissante ; il aurait fallu traverser juste au-dessus de ce grondement terrifiant, quelques pas seulement à franchir sur ces planches pourrissantes liées lâchement par des lianes nous séparaient de la rive. Ils étaient agenouillés devant moi, comme s’ils se demandaient lequel devait passer en premier. Evidemment je n’entendais rien. L’air semblait pétrifié par ce bruit incessant. Finalement le jeune homme se releva et me dit quelque chose en tendant la main vers le bas. Je vis la pirogue ; sa poupe fracassée dansa un instant sur la vague et disparut, tournoyant rapidement, entraînée par le tourbillon. Le jeune homme habillé en tigre était moins endormi ou moins indifférent qu’au début du voyage, toutefois il semblait contrarié, comme s’il se fût trouvé là contre son gré. Il prit la femme par le bras et je crus qu’il devenait fou, car de toute évidence il la poussait droit dans la gorge hurlante du tourbillon. La femme lui dit quelque chose, je voyais ses yeux luire d’indignation. Je posai mes mains sur leurs épaules pour pouvoir passer et m’engageai sur la passerelle. Elle vacillait et dansait. Je n’avançais pas trop vite et maintenais l’équilibre avec mes épaules. Je trébuchai une fois puis une deuxième. Soudain elle faillit se dérober sous mes pieds — c’était la femme qui, sans attendre que je fusse de l’autre côté était montée sur la passerelle — craignant de tomber je bondis violemment vers l’avant ; j’atterris juste au bord du rocher et me retournai immédiatement.
La femme n’était plus sur la passerelle, elle avait reculé. Le jeune homme passa en premier, la tenant par la main ; les formes noires et blanches des fantômes créées par les particules d’eau donnaient un caractère irréel à leur passage hésitant. Il était tout près ; je lui tendis la main tandis que la femme trébuchait, la passerelle balança, plutôt que de le laisser tomber je le tirai fortement, à lui arracher le bras ; sous l’impulsion il s’envola, fit deux mètres et retomba à genoux derrière moi — mais il l’avait lâchée.
Elle se trouvait encore en l’air quand je sautai, les jambes vers l’avant pour entrer de biais dans les vagues entre les rochers. J’y réfléchis plus tard, quand j’en eus le temps. Au fond de moi-même je savais que tout cela n’était qu’illusion : la chute d’eau, et la traversée. En plus de cette conviction intime, j’en avais eu la preuve — ma main qui avait traversé le tronc d’arbre. En dépit de tout cela je sautai, comme si elle pouvait vraiment mourir, et même, je me rappelle m’être préparé au contact de l’eau dont les éclaboussures glacées continuaient à tremper nos visages et nos habits.
Néanmoins je ne sentis rien d’autre qu’un fort souffle d’air et j’atterris dans une salle spacieuse, les genoux légèrement pliés comme si j’avais sauté d’une hauteur d’un mètre au plus. J’entendis un éclat de rire général.
Je me trouvais sur un sol souple comme du plastique. Autour de moi il y avait plein de gens, certains les vêtements encore mouillés ; tout le monde regardait vers le haut et se tordait de rire.
Je suivis leurs regards — c’était extraordinaire.
Pas trace de ciel africain, de chutes d’eau, de rochers — je voyais un plafond étincelant et, en dessous, une pirogue qui arrivait justement ; à vrai dire une sorte de décoration, car elle ne ressemblait à une embarcation que vue d’en haut ou de côté ; son fond consistait en une construction métallique. Quatre personnes s’y trouvaient à plat ventre, autour d’eux il n’y avait rien — ni rocher ni fleuve, ni même de rameurs nègres — de temps en temps giclaient de minces filets d’eau provenant de tuyaux cachés. Un peu plus loin trônait, tel un ballon captif, car rien ne le soutenait, cet obélisque rocheux où s’était terminé notre voyage. Une mince passerelle conduisait vers une marche de pierre qui dépassait du mur métallique. Un peu plus haut, on voyait une porte et un escalier avec une rampe. C’était tout. La pirogue se tordait, se soulevait, retombait violemment, tout cela sans un bruit, je n’entendais que les éclats de rire qui accompagnaient les péripéties des voyageurs dans la traversée irréelle de la chute d’eau inexistante. Puis la pirogue heurta la roche, les gens sautèrent, ils devaient traverser la passerelle …
Une vingtaine de secondes s’étaient peut-être écoulées depuis mon saut. Je retrouvai la femme. Elle me regarda. Je me sentis un peu stupide. Je ne savais si je devais la rejoindre. Mais les gens se mirent à sortir en groupes et l’instant d’après nous nous retrouvâmes côte à côte.
— C’est chaque fois pareil, dit-elle alors, je tombe toujours !
La nuit au-dessus du parc, les feux de Bengale avaient des éclats et la musique des résonances qui paraissaient légèrement irréels. Nous sortions dans la foule des gens troublés encore par la peur qu’ils venaient de vivre ; je vis le compagnon de la femme qui jouait des coudes pour se rapprocher. Il paraissait de nouveau endormi. J’eus l’impression qu’il ne me remarquait même pas.
— Allons chez Merlin. La femme l’avait dit si fort que je pus l’entendre. Pourtant je ne faisais pas d’efforts pour écouter leur conversation. Mais une nouvelle vague d’arri vants nous pressa encore plus les uns contre les autres. De ce fait je restais encore tout près d’eux.
— Ça ressemble à une fuite … dit-elle en souriant, tu n’as pourtant pas peur des sortilèges ?
Elle lui parlait tout en me regardant. Bien sûr, je pouvais me frayer un chemin, mais comme toujours dans ce genre de situation j’avais peur de paraître ridicule. Us partirent, un espace vide demeura à leurs côtés, d’autres autour de moi décidèrent en même temps d’aller voir le palais de Merlin et comme, m’y dirigeant, plusieurs personnes nous séparèrent, je me mis à douter. M’étais-je l’instant d’avant créé une illusion à moi-même ?
Nous avançions pas à pas. Des tonnes goudronneuses laissaient échapper des flammes vers les pelouses ; on distinguait sous cet éclairage de hauts bastions en brique. Nous traversâmes un pont sur les douves, puis la herse avec ses dents effilées. La pénombre et la fraîcheur régnaient dans le vestibule de pierre, un escalier montait en colimaçon — rempli de bruits de pas qui résonnaient. Mais le couloir de l’étage, au plafond élevé était déjà moins peuplé. Il débouchait sur une galerie dont on apercevait la cour ; des silhouettes sur des chevaux caparaçonnés y pourchassaient une sombre créature monstrueuse. J’avançais, indécis, ne sachant où j’allais, avec une dizaine de personnes que je commençais déjà à distinguer. J’entrevis la femme et son compagnon entre les colonnades. Des armures vides reposaient dans des niches des murs. Une porte recouverte de tôle de cuivre s’ouvrit dans le fond, un géant aurait pu y passer ; nous entrâmes dans une chambre capitonnée avec du damas cramoisi. Elle était éclairée par des torches dont la fumée résineuse irritait nos narines. Un groupe de pirates, ou de chevaliers errants, banquetait bruyamment autour des tables ; d’immenses rôtis tournaient sur des broches, les flammes rougeâtres lançaient des reflets sur les visages luisant de sueur, les os craquaient dans les mâchoires des convives cuirassés, par moments ils se levaient et se promenaient parmi nous. Dans la salle suivante une bonne douzaine de géants jouaient aux quilles, utilisant en guise de boules des crânes humains ; tout ça me semblait naïf, artificiel.