J’éclatai de rire. Elle sursauta.
— Excusez-moi. Mais, par le ciel noir et bleu ! Vous avez pensé à me faire engager au …
— Oui.
Elle ne semblait pas du tout vexée.
— Non, je vous en remercie. Je ne crois pas, vous savez …
— Mais pouvez-vous me dire comment … Comment vous avez fait ? C’est un secret ?
— Comment « comment » ? Vous l’avez vu, non ?
Je m’interrompis. — Vous voulez dire comment je pouvais le faire ?
— Vous m’avez très bien compris.
Elle savait comme personne sourire de ses yeux noirs.
« Attends, tu perdras tout de suite l’envie de me charmer », me dis-je.
— C’est très simple. Et il n’y a pas de secret. Je ne suis pas bettrisé.
— Oh !
Je crus une seconde qu’elle allait se lever, mais elle se reprit. Ses yeux revinrent vers moi, immenses, avides. Elle me regardait comme si j’étais une bête féroce à deux pas d’elle, comme si elle trouvait un plaisir pervers dans la terreur que je lui inspirais. Cela me sembla être une injure pire que si elle se fût seulement effrayée.
— Vous pouvez … ?
— Tuer ? demandai-je poliment avec un sourire. Oui. Je le peux.
Silence. Musique. Plus d’une fois elle leva les yeux sur moi. Mais elle ne dit mot. Moi non plus. Applaudissements. Musique. Réapplaudissements. Nous restâmes ainsi un bon quart d’heure. Puis brusquement elle se leva.
— Vous venez avec moi ?
— Où ?
— Chez moi.
— Pour un brytt ?
— Non.
Elle se retourna et partit. Je restai assis sans bouger. Je la haïssais. Elle marchait sans se retourner ; je n’avais encore jamais vu une femme marcher comme elle. Un port de reine. Elle ne marchait pas, elle voguait.
Je la rattrapai près des haies où il faisait presque noir. Les traces des lumières des pavillons se mélangeaient avec l’aura bleuâtre de la ville. Elle avait dû entendre mes pas, mais elle continuait à avancer comme si elle était seule, sans me regarder, même quand je lui pris le bras. Elle continuait ; c’était comme une gifle. Je l’attrapai par les épaules, la tournai vers moi, son visage — une tache blanche dans l’obscurité — se leva sur moi ; elle me fixa droit dans les yeux. Elle n’essaya pas de se libérer. Elle n’aurait d’ailleurs pas pu le faire. Je l’embrassai avec violence, plein de haine, je sentais qu’elle tremblait.
— Toi … essaya-t-elle de dire d’une voix basse quand nous nous séparâmes.
— Ta gueule.
Elle tenta de me repousser.
— Pas encore, fis-je et je recommençai à l’embrasser. Tout à coup cette haine se mua en dégoût envers moi-même, je la lâchai. J’avais pensé qu’elle s’enfuirait. Elle resta. Essaya de regarder ma figure. Je détournai la tête.
— Qu’as-tu ? demanda-t-elle tout bas.
— Rien.
Elle prit mon bras.
— Allons-y.
Un couple passa à côté de nous et disparut dans l’obscurité. Je la suivis. Là-bas, dans l’ombre, tout paraissait possible, mais maintenant mon éclat d’un instant auparavant — celui qui devait venger l’insulte — n’était plus que ridicule. Je me sentais m’enfoncer dans une situation fausse, fausse comme le danger passé, comme les miracles, comme tout — et je la suivais pourtant. Plus de rage, plus de haine — tout m’était indifférent. Je me voyais parmi les lumières haut perchées, je sentais ma présence lourde et écrasante, chacun de mes pas me paraissait grotesque. Mais elle n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Elle marchait le long de la bordure de trottoir suivant la rangée de gliders. Je voulus rester seul mais elle glissa sa paume le long de mon avant-bras et me saisit par la main. J’aurais dû la lui arracher, mais cela m’aurait rendu encore plus grotesque — une statue de vertu galactique séduite par la femme de Putiphar. Je montai avec elle, la machine s’ébranla et s’envola. C’était la première fois que je me trouvais dans un glider et je compris pourquoi il n’y avait pas de fenêtres. De l’intérieur le glider était entièrement transparent — un verre spécial.
Nous voyageâmes longtemps en silence. Les formes bizarres des bâtiments de banlieue succédèrent aux denses constructions du centre-ville — sous de petits soleils artificiels reposaient des bâtiments aux lignes fluides, noyés dans la verdure, enflés en forme de coussins bizarres, étendus dans l’espace à confondre les intérieurs des maisons avec leur entourage. C’étaient les fruits de l’imagination fantasmagorique, de la volonté incessante de créer quelque chose qui ne soit pas une répétition des formes anciennes. Le glider quitta la large piste, traversa un parc obscur et s’arrêta devant l’escalier ondulé comme une cascade ; en le grimpant je voyais une orangerie s’étendre sous mes pieds. La lourde porte s’ouvrit silencieuse ment. Un énorme hall, bordé d’une haute galerie, des disques rose pâle de lampes — sans support ni suspension, dans les murs penchés —, des fenêtres — comme percées dans un autre espace —, des niches dans lesquelles souriaient non pas des poupées ou des photos, mais Aen elle-même, énorme, en pied ; dans les bras d’un homme noirâtre qui l’embrassait ; au-dessus de la cascade de l’escalier — Aen dans le scintillement continuel de sa robe blanche ; à côté — Aen penchée au-dessus de fleurs mauves aussi grandes que son visage. En la suivant je l’aperçus encore une fois, toute seule, son sourire de jeune fille aux lèvres ; la lumière frémissait dans ses cheveux cuivrés.
Un escalier vert. Une galerie blanche. Un escalier argenté. Des couloirs en enfilade dans lesquels s’animait un mouvement lent et incessant, comme si cet espace respirait, comme si les murs se déplaçaient sans bruit, créant çà et là des passages où celle qui me précédait dirigeait ses pas. On aurait dit qu’un vent imperceptible arrondissait les bouts de la galerie et les sculptait.
Tout ce que j’avais vu jusqu’à présent n’était qu’un seuil, un vestibule, une introduction. Nous traversâmes une pièce si blanche, incrustée partout de fines marbrures de glace figée, que même les ombres y étaient laiteuses ; puis nous entrâmes dans une autre, plus petite, dont la couleur de bronze était comme un cri après la blancheur immaculée de la précédente. Il n’y avait rien à part une lumière venant on ne sait d’où et dont la source était comme inversée, de sorte qu’elle éclairait nos silhouettes et nos visages. Aen fit un geste, la lumière s’assombrit ; elle s’approcha du mur et avec quelques autres gestes en fit naître, comme par enchantement, une masse convexe qui se mit aussitôt à se déployer en formant ainsi une sorte de large divan. Je m’y connaissais suffisamment en topologie pour me douter combien de recherches avaient dû être nécessaires, ne fût-ce que pour créer sa ligne d’appui.
— Nous avons un invité, fit-elle en s’arrêtant. Une table basse toute dressée surgit de la boiserie ouverte et vint vers elle tel un chien. Les grandes lumières s’éteignirent lorsque d’un geste elle fit apparaître une petite lampe au-dessus de la niche aux fauteuils (et quels fauteuils !) — et le mur lui obéit. Elle en avait visiblement assez de ces objets bourgeonnant et se déployant sous nos yeux. Se penchant par-dessus la table elle demanda sans me regarder :
— Blar ?
— D’accord, fis-je. Je ne demandais rien ; je ne pouvais ne pas être un sauvage, pour le moins j’essayais d’être un sauvage taciturne.
Elle me tendit un long cône avec un petit tuyau qui étincelait comme un rubis, mais qui était mou comme la peau veloutée d’un fruit. Elle en prit un autre. Nous nous assîmes. Une mollesse insupportable. On avait l’impression d’être assis dans un nuage. Le liquide avait un goût frais de fruits inconnus, avec de petits grumeaux qui éclataient de façon surprenante sur la langue.