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L’infor m’énuméra onze Bregg. Je m’enquis alors de leur généalogie. Apparemment l’un d’eux seulement, Atal Bregg, était de ma famille. C’était le petit-fils de mon oncle, plus très jeune d’ailleurs, il avait presque la soixantaine. Je savais donc ce que je voulais savoir. Je décrochai même le téléphone pour l’appeler, mais aussitôt je raccrochai. Finalement, qu’avais-je à lui dire ? Et lui à moi ? Comment était mort mon père ? Et ma mère ? Je les avais quittés depuis longtemps et, enfant posthume, je n’avais pas le droit de demander. Ç’aurait été — je le ressentais ainsi — une perversité, car je les avait trompés, échappant au sort dans une fuite lâche, me réfugiant dans le temps qui aurait été moins mortel pour moi que pour eux. C’était eux qui m’avaient enterré parmi les étoiles, et non pas moi, eux, sur la Terre.

Je décrochai quand même l’écouteur. La tonalité sonna longtemps. Finalement le robot domestique répondit et m’informa qu’Atal Bregg se trouvait hors de la Terre.

— Où ça ? demandai-je très vite.

— Sur la Lune. Il est parti pour quatre jours. Que dois-je lui dire ?

— Que fait-il ? Quel est son métier ? demandai-je. Car je ne sais pas si c’est bien lui que je cherche, il y a peut-être une erreur …

C’était quand même plus facile de mentir à un robot.

— Il est psychopédago.

— Merci, je rappellerai moi-même dans quelques jours.

Je raccrochai. Au moins il n’était pas cosmonaute, c’était déjà ça. J’appelai de nouveau l’infor de l’hôtel pour demander ce qu’il pouvait me recommander comme distraction pour les deux ou trois heures qui me restaient.

— Nous vous invitons à notre réalon.

— Qu’est-ce qu’on y joue ?

— La Bien-aimée — le dernier réal d’Aen Aenis.

Je descendis ; c’était au sous-sol. Le spectacle avait déjà commencé mais le robot à l’entrée m’assura que je n’avais presque rien perdu — à peine quelques minutes. Il me conduisit dans l’obscurité, fit apparaître d’une façon étrange un fauteuil ovale et disparut après m’y avoir installé.

Ma première impression fut celle de me trouver tout près de la scène d’un théâtre, mais les acteurs semblaient être tellement proches qu’on se serait plutôt senti sur la scène même. Comme si on pouvait les toucher en tendant la main. Je ne pouvais tomber mieux ; c’était une histoire de mon époque, un drame historique. L’action n’était pas située exactement dans le temps, mais d’après quelques menus détails je conclus que ça se passait une quinzaine d’années après mon départ.

D’abord je me délectai à contempler les costumes : le décor était naturaliste et c’était précisément ça qui m’amusait, car je repérais plein d’erreurs et d’anachronismes. Le héros,^pn très beau brun à la peau mate, sortit de chez lui en queue-de-pie (en début de matinée !) et prit sa voiture pour rencontrer sa bien-aimée, il avait même un haut-de-forme, mais gris, comme s’il était un Anglais partant pour le derby. Ensuite apparut un cabaret romantique avec un aubergiste comme je n’en ai jamais vu de ma vie — il avait l’air d’un corsaire. Le héros rabattit les pans de son frac et sirota la bière avec une paille — et c’était tout le temps comme cela.

Tout d’un coup je cessai de sourire : apparut Aen. Elle était habillée d’une manière absurde, mais brusquement cela devint sans importance. Le spectateur savait qu’elle en aimait un autre et trompait ce jeune homme — un rôle stéréotypé de mélodrame : la femme perverse — eau de rose, banalité et compagnie. Mais Aen ne se laissa quand même pas faire. C’était une fille dénuée de toute réflexion, tendre et sans mémoire. Par sa naïveté cruelle et sans limites elle devenait un être innocent qui rendait malheureux tout le monde, ne voulant faire de peine à personne. Entre les bras d’un homme elle oubliait l’autre mais elle le faisait d’une telle façon qu’on croyait à sa sincérité, du moins momentanée.

D’ailleurs tout ce navet tombait en pièces et il n’en restait qu’Aen, une grande comédienne.

Le réal était bien plus qu’un théâtre enregistré car, lorsque je regardais un détail de la scène, celui-ci s’agrandissait et s’élargissait, le spectateur lui-même décidait par son propre choix s’il voulait voir l’ensemble de la scène ou l’agrandissement d’un détail. Qui plus est, les proportions de ce qui restait dans le champ de vision n’étaient pas déformées. C’était une combine optique diablement astucieuse donnant l’illusion d’une réalité accrue, anormalement expressive.

Je remontai ensuite chez moi faire mes bagages car je devais partir dans une dizaine de minutes. Il s’avéra que j’avais plus d’affaires que je ne l’avais cru. Je n’étais pas encore tout à fait prêt lorsque retentit la tonalité du téléphone, mon houlder m’attendait.

— J’arrive, fis-je. Le robot porteur prit mes valises et je quittais la pièce quand le signal du téléphone retentit de nouveau. J’hésitai. « Je ne veux pas donner l’impression de fuir », pensai-je et je décrochai le combiné, pas tout à fait sûr, cependant, de savoir pour quelle raison je le faisais.

— C’est toi ?

— Oui. T’es-tu réveillée ?

— Il y a longtemps. Que fais-tu ?

— Je viens de te voir au réal.

— Ah ! bon, dit-elle.

Je sentis de la satisfaction dans sa voix. Un peu comme si elle se disait : « Il est à moi. »

— Non, fis-je.

— Quoi, non ?

— Toi, tu es une grande actrice. Mais moi je suis quelqu’un de totalement différent de ce que tu penses.

— Et cette nuit, est-ce que je rêvais ? m’interrompit-elle. De l’amusement perçait dans sa voix — et, brusquement, le ridicule revint. Je ne pouvais pas m’en sortir : un quaker des étoiles qui était déjà tombé une fois, sévère, désespéré et modeste.

— Non, dis-je en me retenant, tu n’as pas rêvé. Mais moi, je pars.

— Pour l’éternité ?

La conversation l’amusait visiblement.

— Ecoute … commençai-je et je ne sus plus quoi dire. Pendant un moment je n’entendis que sa respiration.

— Et après ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Je me corrigeai vite : — Rien. Je pars. Cela n’a aucun sens.

— Sûrement pas, acquiesça-t-elle, et c’est pour ça que cela peut être formidable. Qu’as-tu vu ? Les Véritables ?

— Non, La Bien-aimée. Ecoute-moi …

— C’est un navet parfait. Je ne peux pas le voir. C’est ma plus mauvaise pièce. Va voir Les Véritables, ou bien … non, viens ce soir. Je te le montrerai. Non … non, ajourd’hui je ne peux pas. Demain …

— Aen, je ne viendrai pas. Vraiment je pars dans un instant …

— Ne m’appelle pas Aen, appelle-moi « chérie », demanda-t-elle.

— Chérie, que le diable t’emporte ! fis-je avant de raccrocher, puis j’eus terriblement honte, je décrochai et raccrochai de nouveau et je jaillis de ma chambre comme si j’avais eu le diable aux trousses.

Je descendis au sous-sol où j’appris que le houlder m’attendait sur le toit. Je remontai donc.

Sur le toit se trouvait un jardin-restaurant et un aéroport, ou plutôt un jardin-restaurant-aéroport, les niveaux entremêlés, les quais volants, les vitres invisibles — une année entière ne m’aurait pas suffi à retrouver mon houlder. Heureusement on m’y amena presque par la main. Il était plus petit que je ne le pensais. Je demandai combien de temps allait durer le voyage car j’avais envie de lire.