Je descendis, ne sachant pas encore s’il y avait quelqu’un d’autre dans la maison. Le hall était vide. Le jardin aussi, hormis un robot orange qui tondait le gazon près de rosiers se fanant déjà.
Je gagnai la piscine presque en courant. L’eau luisait et frémissait. Au-dessus de sa surface flottait une fraîcheur invisible. Je jetai mon peignoir sur le sable doré qui brûlait mes pieds et, dévalant l’escalier métallique qui résonnait, j’arrivai au sommet du plongeoir. Il était assez bas, mais pour le début ça me suffisait. Je pris l’élan et effectuai un simple saut périlleux — je n’osai pas en faire davantage après une telle interruption ! — et je tranchai l’eau comme un couteau.
J’émergeai heureux. Je recommençai à nager, avec de grands mouvements de bras, dans un sens d’abord et puis dans l’autre — la piscine mesurait bien cinquante mètres. Je les parcourus à la nage huit fois sans réduire mon allure, en ressortis ruisselant comme un phoque et me couchai sur le sable avec le cœur qui battait fort. C’était bon. La Terre avait ses charmes ! Au bout de quelques minutes j’étais sec. Je me levai, regardai autour, personne. « Formidable ! » Je remontai sur le plongeoir. Je fis d’abord un plongeon en arrière, je le réussis, bien que l’élan ait été un peu trop fort ; au lieu d’une honnête planche d’appel au bout du tremplin, il y avait une plaque de plastique qui renvoyait comme un ressort. Ensuite un double saut périlleux qui ne me réussit pas ; je heurtai la surface de l’eau avec mes cuisses. Leur peau rougit immédiatement, comme brûlée. Je remis ça. C’était mieux, mais pas encore bien. Je ratai le deuxième rétablissement, n’eus pas le temps de me redresser pour revenir à la verticale et je gâchai tout avec mes pieds. Cependant j’étais têtu et puis j’avais le temps, beaucoup de temps ! Troisième, quatrième, cinquième saut. Mes oreilles bourdonnaient déjà quand, après m’être retourné à tout hasard, je tentai le plongeon en vrille. Ce fut l’échec total, un fiasco, je perdis le souffle en heurtant l’eau, bus la tasse et, m’ébrouant, m’étouffant, je sortis sur le sable. Je m’assis sous l’échelle ajourée du plongeoir, tellement humilié et furieux que, brusquement, j’éclatai de rire. Puis je nageai encore, quatre cents mètres, pause et encore quatre cents.
Lorsque je rentrai chez moi, le monde me paraissait différent. « Voilà ce qui te manquait le plus », pensai-je.
Le robot blanc m’attendait à la porte.
— Prendrez-vous vos repas chez vous ou dans la salle à manger ?
— Est-ce que je mangerai seul ?
— Oui, Monsieur. Les autres personnes arrivent demain.
— Alors dans la salle à manger.
Je montai chez moi et me changeai. Je ne savais pas encore par quoi j’allais commencer mes études. Par l’histoire probablement, ce serait plus raisonnable, bien que j’eusse envie de tout faire en même temps et surtout — attaquer la solution du problème de la gravitation. Un son chantant se fit entendre, ce n’était pas le téléphone. Comme je ne savais pas ce qu’il signifiait, j’appelai l’infor domestique.
— Le déjeuner est servi, expliqua une voix mélodieuse.
La salle à manger était baignée de lumière filtrée par la verdure, les vitres inclinées du plafond brillaient comme du cristal. Sur la table il n’y avait qu’un seul couvert. Le robot m’apporta le menu.
— Non, non, fis-je, n’importe quoi.
Le premier plat rappelait une soupe froide aux fruits. Le second n’évoquait plus rien. Apparemment il me faudrait pour de bon dire adieu à la viande, aux pommes de terre et aux légumes.
Cela tombait très bien que je mangeasse seul car le dessert explosa sous ma cuiller. Explosa, c’est peut-être trop dire, mais en tout cas j’avais plein de crème sur les genoux et sur mon pull. C’était une construction bien compliquée, rigide seulement à la surface, et moi, inopinément, je la piquai avec ma cuiller.
Lorsque le robot réapparut je demandai si on pouvait m’apporter du café dans ma chambre.
— Bien sûr, Monsieur, répondit-il. Tout de suite ?
— J’aimerais bien. Beaucoup de café.
Je dis cela car je me sentais un peu somnolent, sans doute à cause de ma baignade et, subitement, je commençai à regretter le temps à consacrer au sommeil. Oui, ici tout était autre qu’à bord de mon vaisseau. Le soleil de l’après-midi brûlait les vieux arbres, leurs ombres étaient courtes, ramassées, l’air vibrait au loin, mais dans la chambre il faisait presque frais. Je m’assis derrière mon bureau avec les livres. Le robot m’apporta une bouteille-thermos transparente qui devait contenir quelque trois litres de café. Je ne dis rien. Apparemment il prenait trop au sérieux mes dimensions.
J’aurais dû commencer par l’histoire, mais j’attaquai la sociologie car je voulais apprendre le maximum en un minimum de temps. C’était bourré de mathématiques ardues, car très spécialisées, et qui pis est, les auteurs se référaient à des faits qui m’étaient entièrement inconnus. Comme, en plus, le sens de plusieurs mots m’échappait, je devais chercher leur signification dans l’encyclopédie. Je m’installai donc un deuxième opton — j’en avais trois. Faute de pouvoir aller assez vite, je me décourageai de tout ça, renonçai à mes projets ambitieux et pris un simple manuel scolaire d’histoire.
Le problème m’obsédait, je n’avais plus un brin de patience, moi que jadis Olaf appelait « la dernière incarnation de Bouddha ». Au lieu de procéder dans l’ordre je cherchai tout de suite le chapitre sur la bettrisation.
La théorie avait été élaborée par trois hommes : Bennet, Trimaldi et Sacharoff — d’où son nom. J’appris avec stupeur qu’ils avaient été mes contemporains — ils publièrent la chose un an après notre départ. Bien sûr, les résistances avaient été énormes, au début personne ne voulait même la prendre au sérieux. Puis le projet échoua devant l’O.N.U. Pendant un certain temps il passa d’une commission à l’autre et il faillit être noyé dans d’interminables débats. Cependant les travaux expérimentaux progressaient rapidement, on y apportait des améliorations, on faisait de nombreuses expériences sur des animaux, puis sur des humains (les inventeurs eux-mêmes furent les premiers à se soumettre à ce genre d’intervention — Trimaldi resta paralysé un certain temps, on ignorait encore les dangers de la bettrisation à l’âge adulte, et cet accident fatal bloqua l’affaire pendant les huit années suivantes). Mais en l’an dix-sept (c’était mon calcul personnel, zéro signifiant le départ du Prométhée) la bettrisation universelle fut votée ; ce ne fut cependant que le début et non pas la fin de la lutte pour F « humanisation des peuples » (selon le manuel). Dans plusieurs pays des parents refusaient de soumettre leurs enfants à l’intervention et les premières bettrostations furent l’objet d’attentats ; plusieurs dizaines d’entre elles ne purent être menées à bien. La période d’émeutes, de répressions, de contraintes et de résistance avait duré vingt ans. Pour des raisons plus qu’évidentes le manuel scolaire en parlait en termes vagues. Je me promis de chercher des détails plus précis dans des textes originaux, sans interrompre maintenant ma lecture. La transformation se consolida seulement lorsque la première génération de bettrisés eut à son tour des enfants. Le côté biologique de l’opération n’était guère mentionné dans le manuel. En revanche, il y avait pas mal d’éloges sur Bennet, Trimaldi et Sacharoff. Le projet de compter les années à partir de l’introduction de la bettrisation fut soumis à l’O.N.U. mais elle le refusa. Le calcul du temps ne changea pas. Mais les gens changèrent. Le chapitre se terminait par une description pathétique de l’Ere Nouvelle de l’Humanisme.