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Je renoncerais à toutes étoiles pour avoir pendant un mois dans ma cervelle une clarté ressemblant à celle qui avait dû régner dans la sienne.

Le signal du dîner retentit et simultanément je sentis comme une piqûre au cœur en me rappelant que je n’étais plus seul ici. L’espace d’une seconde j’envisageai de dîner dans ma chambre. Puis j’en eus honte. Je jetai sous le lit cet abominable tricot qui me faisait ressembler à un singe en survêtement gonflé, remis mon bon vieux pull flottant et descendis dans la salle à manger. Ils étaient déjà assis à table. Hormis quelques paroles de politesse, le silence était absolu. Car eux non plus ne parlaient guère. Ils n’avaient pas besoin de paroles. Ils communiquaient par des regards, elle lui parlait d’un mouvement de tête, d’un battement des paupières, d’un sourire furtif. Lentement en moi se mit à croître une lourdeur glaciale, je sentais mes mains devenir affamées, naître en elles le désir de serrer, d’agripper, d’écraser.

« Pourquoi suis-je si sauvage ? me demandai-je avec déses poir. Pourquoi, au lieu de penser au livre de Ferret, aux problèmes soulevés par Starck, au lieu de m’occuper de mes propres oignons, devais-je me forcer à ne pas regarder cette fille avec un regard de loup ? » Mais ça, ce n’était encore rien. J’eus vraiment peur après avoir refermé la porte de ma chambre à l’étage. A l’Adapte, ils m’avaient assuré que tous les résultats d’examens étaient normaux. Le docteur Juffon m’avait dit la même chose. Mais est-ce qu’un homme normal aurait pu ressentir ce que moi je ressentais à cet instant ? D’où cela me venait-il ? Je n’agissais pas, je n’étais qu’un témoin. Quelque chose d’irréversible s’accomplissait, comme le mouvement planétaire, un mouvement à peine perceptible, une émergence lente, amorphe pour le moment.

J’avançai jusqu’à la fenêtre, je regardai le jardin sombre et compris que « ça » avait dû sommeiller en moi depuis le déjeuner, dès le premier instant ; seulement un temps avait été nécessaire pour que « ça » éclose. C’est pour cette raison que je partis en ville et que, plus tard, j’oubliai les voix des ténèbres.

J’étais prêt à tout. Pour cette fille. Je ne comprenais pas comment c’était possible, ni pourquoi il en était ainsi. Je ne savais pas si c’était de l’amour ou de la folie. Cela m’était indifférent. Je ne savais rien, sauf que rien ne comptait plus pour moi. Et je luttais contre ça — comme je n’avais encore jamais lutté ; je me serrai contre le chambranle et j’eus atrocement peur de moi-même.

« Tu dois faire quelque chose — disait ma raison. Tu dois faire quelque chose. Cela ne peut qu’être passager. Elle ne peut pas t’intéresser. Tu ne la connais pas. Elle n’est pas tellement belle. Tu ne vas rien lui faire. Non ! Tu ne peux pas le faire … me suppliai-je. Tu ne commettras aucun … Par le ciel noir et bleu ! »

J’allumai la lumière. « Olaf. Olaf me sauvera. Je lui dirai tout. U me prendra avec lui. Nous partirons. Je ferai tout ce qu’il voudra. Lui seul me comprendra. Il arrivera demain. Comme c’est bien … »

Je tournai dans ma chambre. Je sentais tous mes muscles comme si mon corps était envahi d’animaux : ils se cabraient, luttaient entre eux ; soudain je m’agenouillai contre le lit, mordis la couverture et émis un bruit étrange, sec et hideux, qui n’avait rien d’un gémissement ; je ne voulais faire de mal à personne, mais je savais que ce n’était pas la peine de me mentir, qu’Olaf ne m’aiderait pas, ni personne d’ailleurs.

Je me relevai. En dix ans j’avais appris à prendre des décisions instantanément. Je devais décider de ma vie, de celle des autres, je la faisais toujours de la même manière. Une froide tranquillité guidait mon esprit, mon cerveau devenait alors un instrument de calcul, un totaliseur de points pour et contre, un moyen de décision infaillible et définitive. Même Gimma, qui ne m’aimait pas, m’accordait le fait d’être objectif. Maintenant, même si je ne le voulais pas, je ne pouvais me comporter autrement que dans ces cas extrêmes, car c’en était aussi un. Je vis mon visage dans le miroir, les iris clairs, presque blancs, les pupilles rétrécies, je le regp-dai avec haine. Je me retournai, je ne pouvais même pas envisager de me coucher. Je jetai mes jambes par-dessus le rebord de la fenêtre. U y avait presque quatre mètres jusqu’au sol. Je sautai et atterris sans bruit. Je courus silencieusement vers la piscine, la dépassai. Je débouchai sur la route. La surface de la chaussée, légèrement phosphorescente, s’éloignait vers les collines traçant entre elles un serpentin de clarté, disparaissant enfin tel un ver luisant, entre les ténèbres.

Je courais de plus en plus vite pour fatiguer mon cœur qui battait imperturbablement la mesure ; je courus au moins une heure jusqu’à voir en face de moi les lumières des maisons. Je fis demi-tour sur place. J’étais déjà fatigué, mais pour cela justement je maintins le rythme, me répétant sans bruit : prends ça ! tiens ! tiens ! — je courus ainsi jusqu’à la double haie des arbrisseaux — pour me retrouver devant le jardin de la villa.

Je m’arrêtai, haletant, devant la piscine, m’assis sur son rebord de béton, penchant la tête, et vis dans l’eau les reflets des étoiles. Je ne voulais pas d’étoiles. Je n’avais pas besoin d’étoiles. Je n’avais été qu’un fou, un possédé quand j’avais lutté pour une place dans l’expédition, quand j’avais laissé faire de moi un sac suant le sang dans des gravitors, à quoi cela m’avait-il servi ? Pourquoi ? Pourquoi n’avais-je pas su qu’il fallait être un humain normal, le plus ordinaire des humains, que cela n’avait pas de sens d’une autre manière, que ça ne valait pas la peine de vivre autrement.

J’entendis un bruit de pas. Us me dépassèrent. L’homme entourait du bras son épaule à elle, ils avançaient en cadence. Il se pencha. Les ombres de leurs têtes se confondirent.

Je me levai. Il l’embrassait. Elle tenait sa tête entre les bras. Je voyais les taches claires de ses mains. A ce moment-là, je ressentis la honte, une honte comme je n’en avais encore jamais connue. Elle s’abattit sur moi, me transperçant de part en part de son glaive écœurant. Moi, voyageur stellaire, compagnon d’Arder, j’étais là, de retour des étoiles, dans un jardin, et je ne pensais à rien d’autre qu’à la façon de faucher la femme d’un autre, sans la connaître, elle, pas plus que lui. « Salaud ! Salaud ! Salaud des étoiles ! Pire … Pire …

Je ne devais pas regarder et je regardais. Enfin, ils partirent, enlacés, tandis que moi, je contournai la piscine et courus droit devant moi. Soudain je vis une grande silhouette noire et en même temps je butai contre une masse importante. C’était ma voiture. Je trouvai la portière dans l’obscurité. Quand je l’ouvris une ampoule s’alluma.

Je faisais tout avec une précipitation réfléchie, comme si j’avais su où aller, comme si je devais …

Le moteur ronronna, je tournai le volant et pris le chemin éclairé par les phares. Mes mains tremblaient un peu, alors je les serrai plus fort contre le volant. Subitement, je me rappelai la boîte noire, freinai si brusquement que je fus déporté sur le bas-côté, je bondis de la voiture, soulevai le capot et me mis à chercher fiévreusement. Le moteur ne me disait rien, je ne savais pas où le chercher. Peut-être tout à l’avant. Des câbles. Un bloc fonte. Une cassette. Une chose inconnue de forme carrée — oui, c’était ça. Les outils. Je travaillai rapidement, mais avec attention, sans m’écorcher les mains. Je saisis à deux mains ce lourd cube noir, comme fait de fonte, et le jetai dans les broussailles bordant la route. J’étais libre. Je claquai la portière, démarrai. Ma vitesse augmentait rapidement, j’en tendais le sifflement de l’air. Le moteur vrombissait,les crissements de pneus devenaient de plus en plus aigus. Un virage. Je le pris sans ralentir, le coupai par la gauche, en sortis. Un autre, plus relevé … Je sentais la force centrifuge me déporter vers l’extérieur de l’arc. Mais je n’en avais pas encore assez. Un autre virage. A Apprenous nous avions des autos spéciales pour les pilotes. Nous faisions avec elles des exercices à nous rompre le cou, il s’agissait de développer les réflexes. C’était un excellent entraînement. Egalement pour le sens de l’équilibre. Par exemple : mettre la voiture sur deux roues dans un virage et continuer ainsi pendant un certain temps. Autrefois je savais le faire. Et je le fis maintenant, sur la route déserte, enfonçant le vide de mes phares. Non que j’eusse voulu me tuer. Simplement je m’en fichais. Si je pouvais être intransigeant envers les autres, je devais l’être aussi pour moi-même. J’abordai un virage et soulevai l’auto, elle avança un moment de travers sur les pneus qui hurlaient atrocement, retomba, je remis ça de l’autre côté, l’arrière effleura avec un bruit mat quelque poteau, un arbre ? Rien n’existait plus que le grondement du moteur, la vitesse, les reflets pâles des compteurs dans la vitre et le sifflement venimeux du vent. L’espace d’un instant je vis en face de moi un glider, il essaya de m’éviter en s’écartant jusqu’au bord de la chaussée, un mouvement imperceptible du volant, je passai à côté de lui, ma machine tournoya comme une toupie, des craquements sourds, un cri de tôle déchirée … et le noir.