— Les femmes ?
— Pas seulement les femmes, Hal, tous !
Brusquement il s’assit.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Us t’ont donné un hypnagogue ?
— L’hypna …, ah ! oui, cet appareil à apprendre en dormant ? Oui.
— L’as-tu utilisé ? il cria presque.
— Non. Mais pourquoi ?
— Tu as de la chance. Jette-le dans la piscine.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est ? Tu l’as utilisé, toi ?
— Non. J’ai eu un pressentiment et je l’ai écouté éveillé, bien que les instructions l’aient interdit. Alors là, tu ne t’imagines même pas …
Je m’assis, moi aussi.
— Et alors ? Qu’y avait-il ?
Il me dévisageait l’air sombre.
— Des sucreries. Une grande confiserie, je te le dis. Pour que tu sois doux, pour que tu sois gentil … Pour que tu t’accommodes de toutes les contrariétés — si quelqu’un ne te comprend pas, ou ne veut pas être bon pour toi — une femme, j’entends — alors que c’est ta faute et pas la sienne. Que le plus grand bien de la civilisation est la stabilité sociale, et caetera, et caetera, cent fois comme ça. Et en conclusion :
vivre tranquillement, écrire ses mémoires — pas pour les publier, non, pour soi-même — faire du sport et apprendre. Etre sage avec les adultes, quoi …
— Ça doit être un ersatz de la bettrisation, marmonnai-je.
— Oui. U y avait encore tout un tas de choses : qu’il ne faut jamais utiliser la force, ni être agressif, envers personne, et que c’est une vraie honte que de frapper quelqu’un, plus que la honte, un crime car ça provoquerait un choc terrible. Que, quelles que soient les circonstances, il ne faut jamais se battre, car seuls les fauves se battent, que …
— Arrête un peu, dis-je, et si un fauve s’échappait d’une réserve, oh non ! C’est vrai ! U n’y a plus de bêtes sauvages !
— Non, il n’y a plus de bêtes sauvages, répéta-t-il, mais il y a des robots.
— Qu’est-ce que tu entends par là ? Tu veux dire qu’on peut leur donner l’ordre de tuer ?
— Oui.
— Comment le sais-tu ?
— Je n’en suis pas sûr. Mais ils doivent quand même être prêts à toutes les éventualités. U n’existe pas que je sache de chien, si bettrisé soit-il, qui ne puisse attraper la rage, hein ?
— Mais … mais … alors, attends ! Alors, ils peuvent tuer, en dépit de tout ça ! En donnant des ordres ! N’est-ce pas la même chose que de tuer soi-même ou d’en donner l’ordre ?
— Pas pour eux. Ce n’est prétendument qu’en cas extrême, tu comprends ? Devant une menace, une épidémie, ou dans ton exemple de rage. Normalement ça n’arrive pas. Mais si jamais nous …
— Nous ?
— Oui, par exemple, si nous deux — si nous … tu comprends … alors évidemment les robots se chargeraient de nous. Pas eux. Us ne pourraient pas. Eux, ils sont bons.
U se tut pour un moment. Sa large poitrine, rougie par le soleil et le sable, se mouvait plus rapidement.
— Hal ! Si j’avais su. Si je l’avais su ! Si-je-l’a-vais-su …
— Arrête.
— Il t’est déjà arrivé quelque chose ?
— Oui.
— Tu sais donc de quoi je parle ?
— Oui. Il y en a eu deux — une m’avait invité chez elle tout de suite à l’aérogare. En fait non, je m’y suis perdu dans cette maudite gare. Elle m’a conduit chez elle.
— Savait-elle qui tu étais ?
— Je le lui ai dit. D’abord elle a eu peur, et puis … je ne sais pas, elle a essayé … par pitié ou je ne sais quoi — et alors là, elle a eu vraiment peur. Je suis allé à l’hôtel. Le lendemain … Sais-tu qui j’ai rencontré ? Roemer !
— Pas possible ! Mais quel âge a-t-il ? Cent soixante-dix ans ?
— Non, c’était son fils. U avait malgré tout un siècle et demi. Une vraie momie. Quelque chose d’horrible. Je lui ai parlé, tu sais ? Il nous envie …
— U y a de quoi …
— Il ne le comprend pas. Et voilà. Puis il y a eu une actrice. Maintenant on les appelle des réalistes. Elle était vraiment ravie : un homme des cavernes ! Je suis allé chez elle, et le lendemain je m’en suis enfui. C’était un palais. Merveilleux. Des meubles-fleurs, des murs qui marchent, des lits devançant tes pensées et tes désirs … oui …
— Hum … Elle n’avait pas peur, hein ?
— C’est vrai, elle a eu peur, mais elle a bu une saloperie — je ne sais pas ce que c’était, une drogue peut-être. Perto, ou un truc comme ça.
— Perto ? !
— Oui. Tu sais ce que c’est ? Tu en as bu ?
— Non, répondit-il à voix basse. Je n’en ai pas bu. Mais c’est justement ça qui supprime …
— La bettrisation ? Pas vrai !
— C’est ce type qui m’a dit ça.
— Quel type ?
— Je ne peux pas te dire, j’ai promis.
— Ah ! oui. Bon, alors elle … C’est pour ça …
Je sautai sur mes pieds.
— Assieds-toi.
Je m’assis.
— Et toi, fis-je. On ne parle que de moi …
— Moi ? Rien. C’est-à-dire … je n’ai rien fait. Rien … répéta-t-il une fois de plus.
Je ne disais rien.
— Comment s’appelle ce bled ? demanda-t-il.
— Clavestra. Mais le village même est à quelques kilomètres d’ici. Tu sais quoi ? Allons-y ! Je voulais donner ma voiture à réparer. Nous reviendrons à travers champs — on va courir un peu. Hein ?
— Hal, dit-il lentement, vieille branche …
— Quoi ? fis-je.
— Tu veux chasser le diable par le sport ? Tu n’es qu’une poire.
— Décide-toi, une branche ou une poire. Quel mal y a-t-il ?
— Aucun, sauf que tu n’y arriveras pas. Dis-moi, as-tu blessé quelqu’un ?
— Est-ce … est-ce que j’ai vexé l’un d’eux ? Non. Pourquoi ?
— Pas vexé, touché, physiquement touché ?
Je compris enfin.
— U n’y avait pas de raisons. Et toi ?
— Je ne te le conseille pas.
— Pourquoi ?
— C’est tout à fait comme si tu frappais une nourrice. Tu vois ?
— Plus ou moins. Tu as eu des problèmes ?
Je ne voulus pas paraître étonné. Sur le Prométhée Olaf était un des plus calmes.
— Oui. J’ai eu l’air d’un imbécile. C’était le premier jour. Ou plutôt la première nuit. Je ne pouvais pas sortir de la poste — il n’y avait pas de portes, seulement des trucs qui tournaient … Tu les as vus ?
— Des portes tournantes ?
— Du tout. Je crois que c’est en rapport avec leur gravitation asservie, tu sais. Je tournais tout bêtement comme dans un manège, et un mec, avec une fille, me montrait du doigt et riait …
Je sentis la peau de mon visage comme rétrécir.
— Ce n’est pas grave que ce soit une nourrice, dis-je. J’espère qu’il ne rit plus.
— Non, il a une clavicule cassée.
— Ils ne t’ont rien fait ?
— Non. Tu sais, je ne l’ai pas frappé tout de suite, Hal. Je suis finalement sorti de cette porte et il m’a provoqué. Le battre ? Non, pas du tout … Je lui ai demandé simplement ce qu’il y avait de drôle, puisque je revenais au bout d’un siècle, et lui, il a encore ri et a dit en levant le doigt : « Ah ! oui, vous êtes de ce cirque de singes. »
— Le cirque de singes ?
— Oui, et seulement alors …
— Attends. Pourquoi le cirque de singes ?
— Je ne sais pas. Il avait peut-être entendu parler de centrifugeuses … Je ne sais pas, je n’ai plus discuté avec lui … Et voilà. Ils m’ont laissé partir, seulement à l’avenir l’Adapte de Luna doit mieux préparer les nouveaux arrivants.