Une fois sur la route, quand nous eûmes tourné vers le sud, en direction de la maison, Olaf s’essuya le front avec son mouchoir. Moi aussi, j’étais en sueur.
— Que le diable les emporte … fit-il.
— Garde le diable pour de meilleures occasions …
U sourit jaune.
— Hal !
— Quoi ?
— Sais-tu à quoi ça ressemblait ? A une scène de tournage d’un film. Des Romains, des courtisanes et des gladiateurs.
— Les gladiateurs — c’est nous ?
— Exactement.
— On court ? demandai-je.
— On court.
Nous courûmes à travers les champs. Ça faisait à peu près huit kilomètres. Mais nous avions pris trop à droite et dûmes, en faire un de plus. De toute façon nous pûmes encore « baigner avant le déjeuner.
5
Je frappai à la porte de sa chambre.
— Si c’est toi, entre, fit la voix d’Olaf.
U était tout nu au milieu de la chambre et se vaporisait le torse d’un liquide jaune clair qui se figeait instantanément.
— C’est ce linge liquide, hein ? dis-je. Comment arrives-tu à t’en servir ?
— Je n’ai pas d’autre chemise, marmonna-t-il. Tu n’aimes pas ça ?
— Non. Tu l’aimes, toi ?
— Ma chemise s’est déchirée.
Comme je le regardais, surpris, il ajouta en grimaçant :
— Tu sais, le type qui souriait …
Je ne dis plus rien. Il mit son vieux pantalon — je me le rappelais encore du Prométhée — et nous descendîmes dans la salle à manger. En bas il n’y avait que trois couverts et personne à table.
— Nous serons quatre, je me tournai vers le robot blanc.
— Non, Monsieur. Monsieur Marger est absent. Madame, Monsieur et Monsieur Staave, vous êtes trois. Je dois servir ou attendre que Madame vienne ?
— Je crois que nous attendrons, répondit rapidement Olaf.
Brave gars. La fille venait d’entrer. Elle avait la même jupe qu’hier et les cheveux un peu humides, elle venait sans doute de se baigner. Je lui présentai Olaf, il était calme et digne. Je n’avais jamais su être aussi digne que lui.
Nous parlâmes peu. Elle nous dit que son mari devait chaque semaine s’absenter pour trois jours en raison de son travail, et que l’eau de la piscine, malgré le soleil, n’était pas aussi chaude qu’elle pourrait l’être. Mais la conversation mourut rapidement et bien que je me fusse forcé, je n’arrivai à rien ; je m’enfonçai dans le silence et mangeai en regardant leurs deux silhouettes tellement dissemblables. Je m’aperçus qu’Olaf la dévisageait, mais seulement quand je lui parlais et qu’elle tournait la tête de mon côté. Son visage à lui ne reflétait aucune expression. U faisait semblant de penser tout le temps à autre chose.
A la fin du repas le robot blanc vint annoncer que l’eau de la piscine serait chauffée pour le soir, comme le désirait Madame Marger. Elle remercia et se retira chez elle. Nous restâmes seuls. Olaf me regarda et je rougis de nouveau.
— Comment est-ce possible, proféra Olaf en allumant la cigarette que je lui tendis, comment est-ce possible qu’un gars qui a pu entrer dans ce trou puant de Kérénaïa, une vieille branche, non, pas une branche, une souche de cent cinquante ans, commence à …
— Arrête, s’il te plaît, balbutiai-je. Si tu veux savoir, je préférerais y entrer une fois encore plutôt que …
Je ne terminai pas ma phrase.
— Je te jure que je ne dirai plus rien. Mais tu sais, Hal, je dois avouer que je te comprends. Et jè mettrais ma main au feu que tu ne sais même pas pourquoi …
U fit de la tête un geste du côté où elle était partie.
— Pourquoi ? …
— Oui, le sais-tu ?
— Non, mais toi non plus.
— Si. Veux-tu que je te le dise ?
— Je t’en prie. Mais pas de cochonneries.
— Tu deviens vraiment dingue, ma parole ! s’emporta-t-il. C’est simple. Tu avais toujours ce défaut — tu ne voyais pas ce qui était sous ton nez. Seulement là-bas, loin, tes trucs de Cantor, de Gôdel …
— Arrête de bouffonner.
— Je sais que c’est infantile, mais nous autres, nous nous sommes arrêtés dans notre développement au moment où ils ont serré sur nous ces six cent quatre-vingts écrous, tu sais ?
— Je le sais, et après ?
— Après ? Elle est tout à fait comme les filles de notre temps. Elle n’a pas de saletés rouges dans le nez, pas d’assiettes accrochées aux oreilles, pas de cheveux fluorescents, elle ne dégouline pas d’or ; une fille comme j’aurais pu en rencontrer à Ceberto ou à Apprenous. Je me souviens de filles comme elle, c’est tout.
— Que le diable m’emporte ! dis-je tout bas. Je crois que c’est ça. Oui. Oui, avec une seule différence.
— Laquelle ?
— Celle dont je t’ai déjà parlé. Au tout début. Je ne me comportais pas ainsi, alors. Et, à vrai dire, je ne m’imaginais pas … Je m’étais toujours pris pour une eau dormante.
— Eau dormante, en effet. Dommage que je n’aie pas fait de photo quand tu sortais de ce trou à Kérénéïa, tu aurais vu alors cette eau dormante. Mec, je croyais que …
— Olaf, laisse tomber une fois pour toutes Kérénéïa, ses grottes et tout le reste, proposai-je. Tu sais, avant d’arriver ici je suis allé chez un docteur nommé Juffon, un gars très sympathique. Quatre-vingts piges passées, mais …
— C’est notre destin, ça, observa calmement Olaf. Il soufflait la fumée et la regardait se dissiper au-dessus d’un bouquet de lilas, semblables à des jacinthes géantes. Il poursuivit : C’est parmi les vieillards que nous nous sentons le mieux, au milieu des gens vieux comme ça, avec une barbe longue comme ça. Quand j’y pense, j’ai de la peine à me retenir. Tu sais quoi ? On va s’acheter un poulailler et on va tordre le cou à toutes les poules.
— Arrête ton cinéma. Alors, tu sais, ce docteur m’a dit plein de choses pas stupides du tout. Que nous n’avions pas de famille, pas d’amis du même âge — et qu’il ne nous restait que des femmes, mais qu’il était plus difficile d’en avoir une seule que d’en avoir plusieurs. Et il avait raison. Je m’en suis convaincu moi-même.
— Haï, je sais que tu es plus intelligent que moi. Tu as toujours aimé les choses encore jamais vues. Il fallait que ce soit très dur, que tu ne réussisses pas tout de suite, que tu doives te décarcasser trois fois, et seulement alors … Autrement rien ne te plaisait. Ne me regarde pas comme ça. Je n’ai pas peur de toi, moi, tu sais.
— Grâce au ciel ! U ne manquerait plus que ça.
— Alors … qu’est-ce que je voulais dire ? Ah ! tu sais, je croyais d’abord que tu voulais rester isolé et que c’est pour ça que tu bossais comme ça, que tu voulais devenir quelque chose de plus qu’un pilote, qu’un type qui dirige seulement la fusée. J’attendais seulement le moment où tu montrerais le bout de ton nez. Et je dois même te dire que quand tu en mettais plein la vue à Normers et à Venturi avec tes bizarreries et quand tu t’engageais, mine de rien, dans les discussions savantes, alors, tu sais, je croyais que tu commençais à faire l’important. Mais après il y a eu cette explosion, tu te la rappelles ?
— La nuit …
— Oui. Et Kérénéïa. Et Arcturus. Et ce satellite. Vieux ! Ce satellite, j’en rêve encore et j’en suis même une fois tombé du lit. Quel satellite ! Oui, mais qu’est-ce que … Tu vois, je dois avoir la sclérose. J’oublie tout le temps … Oui, après il y a eu tout ça et je me suis aperçu que toi, ce n’était pas pour ça … Seulement tu étais comme ceci, tu ne savais pas autrement … Te rappelles-tu quand tu as demandé son livre à Venturi, ce petit livret rouge qui lui appartenait personnellement, qu’est-ce que c’était ?