— Vous vous êtes fait mal ?
— Non.
— C’est ma faute. Je suis un imbécile.
L’eau nous arrivait à la ceinture. Elle se mit à nager. Je ne la voyais plus. Je me laissai aller doucement dans l’eau, traversai la piscine, me retournai sur le dos et, bougeant délicatement les mains, je descendis jusqu’au fond. J’ouvris les yeux, je voyais la surface comme une vitre sombre froissée par de petites vaguelettes. L’eau me porta lentement à sa surface, je commençai à nager debout et la vis. Elle se tenait appuyée contre le mur de la piscine. Je nageai jusqu’à elle. Le plongeoir était de l’autre côté, là l’eau était tellement basse que je pus marcher sans peine. L’eau que j’écartais en passant clapotait bruyamment. Je voyais son visage, elle me regardait ; porté par l’inertie de mes pas — car autant il est dur de marcher dans l’eau, autant il est encore plus dur de s’arrêter sur place — ou je ne sais plus pourquoi je me trouvai juste près d’elle. Rien ne se serait peut-être passé si elle avait reculé, mais elle demeura immobile, une main posée sur le dernier barreau de l’échelle, et moi, j’étais déjà trop près pour dire quoi que ce fût, pour me réfugier dans la conversation.
Je la pris dans mes bras — elle était froide et lisse comme un poisson, comme un être étrange et absent, — soudain dans ce contact froid comme la mort, car elle ne bougeait pas du tout, je trouvai une tache de chaleur, sa bouche, je l’embrassai, la couvris de baisers, encore et encore … C’était de la folie pure. Elle ne se défendait pas, ne se débattait pas, elle était comme morte. Je la tenais dans mes bras, soulevais son visage, je voulais la voir, plonger mon regard dans ses yeux, mais il faisait déjà tellement sombre que je ne pus que les deviner. Elle ne tremblait pas. J’entendais des battements — son cœur ou le mien ? Nous restâmes ainsi et puis elle commença à se libérer lentement de mon étreinte. Je la lâchai immédiatement. Elle monta l’échelle. Je montai derrière elle et l’embrassai de nouveau, maladroitement, de côté ; elle tremblait. Maintenant elle tremblait. Je voulus parler mais ne pus rien dire. Je la tenais seulement, la serrais et nous demeurâmes ensemble jusqu’à ce qu’elle se libérât une deuxième fois, sans me repousser — comme si je n’étais pas là, comme si je n’existais pas. Mes mains tombèrent. Elle partit. A la lumière venant de ma chambre je vis qu’elle prenait son peignoir de bain et, sans le mettre sur ses épaules, montait les marches. Le hall était éclairé, lui aussi. Je vis des gouttes d’eau briller sur son dos, sur ses cuisses. La porte se referma. Elle disparut.
J’eus — l’espace d’une seconde — envie de me jeter dans l’eau et de ne plus en émerger. Non, vraiment. Je n’avais encore jamais ressenti cette sensation dans mon âme. Cette sensation à la place de mon âme. Tout cela était tellement dénué de sens, absurde et impossible, mais le pire c’était que je ne savais comment y mettre de l’ordre ni ce que je devais en faire. Et pourquoi était-elle tellement … tellement … elle avait peut-être été paralysée par la peur ? La peur … La peur ? Rien d’autre ? U y avait autre chose. Quoi ? Comment pouvais-je le savoir ? Peut-être Olaf ? Mais étais-je un blanc-bec de quinze ans pour courir demander le conseil d’un ami après avoir embrassé une fille ?
« Si, pensai-je, je le lui demanderai. » Je me dirigeai vers la maison, pris mon peignoir, le secouai pour en chasser le sable. II faisait clair dans le hall. Je m’approchai de sa porte. Je pensai qu’elle me laisserait peut-être entrer. Si elle m’avait laissé entrer je n’aurais plus tenu à elle. Peut-être. Et ce serait la fin. Ou alors elle me giflerait. Non. Ils sont trop bons, eux, ils sont bettrisés, ils ne peuvent pas … Elle me donnerait un peu de ce lait ; ça me ferait le plus grand bien. Je restai cinq bonnes minutes devant la porte et me rappelai les souterrains de Kérénéïa, ce fameux trou dont avait parlé Olaf. Oh ! trou béni ! Ça avait été, paraît-il, un ancien volcan. Arder s’était coincé entre les rochers et n’avait pas pu en sortir alors que la lave montait déjà. En fait ça n’était pas de la lave, Venturi avait dit que c’était une sorte de geyser — mais ça, c’était plus tard. Arder … nous entendions sa voix. A la radio. J’étais descendu pour l’en sortir. Ciel ! Je préférerais mille fois cela à cette porte. Pas un bruissement. Rien.
Si au moins elle avait une poignée. Non, il y avait juste une petite plaque. Là-haut, chez moi, il n’y avait rien. Je ne savais pas si la porte était pourvue d’un code, comme une serrure, ou bien s’il suffisait d’appuyer dessus, j’étais resté un sauvage de Kérénéïa.
Je levai la main et hésitai. Et si la porte ne s’ouvrait pas ? Rien qu’à l’imaginer je pourrais rester là de longues soirées … Et je sentais que plus je resterais là, moins j’aurais de force, comme si tout se vidait en moi. Je touchai la plaque. Elle résista. Je poussai plus fort.
— C’est vous ? entendis-je. Elle devait se tenir juste derrière la porte.
— Oui.
Silence. Trente secondes. Une minute.
La porte s’ouvrit. Elle était sur le seuil. Elle portait une robe de chambre duveteuse. Ses cheveux s’étaient répandus sur le col. Je vis seulement maintenant, aussi bizarre que ça puisse paraître, qu’elle avait les cheveux châtains.
La porte n’était qu’entrouverte. Elle la maintenait. Quand je fis un pas en avant elle recula. La porte se referma toute seule derrière moi, sans faire de bruit.
Et soudain, je vis la situation à travers les yeux d’un autre, comme sous une autre lumière. Elle me regardait, blême, sans un mouvement, les mains serrées sur les pans de sa robe, et moi, en face, un type nu, en slip noir, dégoulinant d’eau, un peignoir ensablé à la main — la dévisageant en silence.
Tout aussi subitement cela me fit sourire. Je secouai mon peignoir. Je le mis, l’ajustai et m’assis. Je vis deux taches humides à l’endroit où je m’étais trouvé à l’instant. Mais je n’avais strictement rien à dire. Que pouvais-je dire ? Brusquement je le sus. Ce fut comme une inspiration.
— Savez-vous qui je suis ?
— Oui.
— Ah bon ? C’est bien. Le bureau de voyages ?
— Non.
— Ça ne fait rien. Je suis sauvage, le savez-vous aussi ?
— Oui ?
— Oui. Très sauvage. Comment vous appelez-vous ?
— Vous ne le savez pas ?
— Votre prénom ?
— Eri.
— Je t’emmènerai loin d’ici.
— Quoi ?
— Oui. Je t’emmènerai loin d’ici. Tu ne veux pas ?
— Non.
— Ça ne fait rien. Je t’emmènerai. Et sais-tu pourquoi ?
— Je crois que oui.
— Non, tu ne sais pas. Moi-même, je ne sais pas.
Un ange passa.
— Je n’y peux rien, continuai-je. Ça s’est passé quand je t’ai vue. Avant-hier. Pendant le déjeuner. Tu sais ?
— Je sais.
— Attends. Tu penses peut-être que je plaisante ?
— Non.
— Comment peux-tu … D’ailleurs ça n’a pas d’importance. Est-ce que tu essaieras de fuir ?
Elle ne répondit pas.
— Ne fais pas ça, la priai-je. Ça n’arrangerait rien, tu sais. Moi, de toute façon je ne te laisserais pas tranquille. Je le voudrais pourtant, tu me crois ?
Elle ne répondit toujours pas.
— Vois-tu, ce n’est pas seulement que je ne sois pas bettrisé. Plus rien ne m’importe, tu sais. Plus rien. Plus rien à part toi. Il faut que je te voie. Que je te regarde. Que j’entende ta voix. Il le faut et rien d’autre n’a pour moi d'importance. Rien et nulle part. Je ne sais pas encore comment ça va se passer entre nous. Je pense que ça va se terminer mal. Mais je m’en fiche. Parce que ça en vaut la peine. Parce que je te parle et que tu m’entends. Le comprends-tu ? Non. Tu ne peux pas le comprendre. Vous avez évacué tous les drames pour vivre tranquillement. Moi, je ne peux pas comme ça. Je n’en ai pas besoin.