— Il est déjà tard, chuchotai-je. Très tard. Tu peux dormir. Dors, je t’en prie. Dors …
Je la berçai par des tensions très lentes de mon bras. Elle reposait silencieuse, je sentais la chaleur de son corps et de son haleine. Sa respiration était rapide. Et son cœur battait comme apeuré. Lentement, doucement, elle commençait à se calmer. Elle avait dû être très fatiguée. J’écoutais, d’abord les yeux ouverts, puis les yeux fermés car j’eus l’impression de mieux entendre ainsi. Dormait-elle déjà ? Oui était-elle ? Pourquoi m’importait-elle autant ? Je restais couché dans cette obscurité traversée par des souffles venant de la fenêtre qui faisaient mouvoir les rideaux avec de légers frémissements. J’étais rempli de stupéfaction, immobile. Ennesson. Venturi. Thomas. Arder. Alors, tout cela, c’était pour ça ? Pour ça ? Une pincée de poussière. Là où il n’y a jamais de vent. Où il n’y a ni soleil, ni nuages, où il n’y a rien, si complètement rien que c’en est impossible, que c’en est inimaginable. Et moi, j’aurais été là-bas ? Vraiment j’y avais été ? Pour quoi faire ? Je ne savais plus rien, tout se confondait en une obscurité amorphe — je me raidis. Elle tressaillit. Doucement elle se retourna sur le flanc. Mais sa tête demeura sur mon bras. Elle marmonna quelque chose, imperceptiblement. Et continua à dormir. J’essayai de m’imaginer la chromosphère d’Arcturus. Une immensité béante que je survolais et survolais, suspendu à un immense manège de feu, un manège horrible, invisible et monstrueux ; les yeux gonflés et larmoyants, je répétais d’une voix atone : sonde, zéro, sept — sonde, zéro, sept — sonde, zéro, sept — des milliers, des milliers de fois, tant et tant que plus tard la seule évocation de ces mots me faisait frémir, comme s’ils s’étaient gravés en moi en une blessure ; et la seule réponse était le grésillement sec dans les écouteurs et un clapotis ricanant, c’était tout, voilà en quoi mon appareillage transformait les radiations des protubérances, et c’était ça Arder, son visage, son corps et sa fusée — transformés en un gaz flamboyant. Et Thomas ? Thomas, le disparu, dont personne ne se doutait que … Et Ennesson ? Nous nous entendions mal — je ne pouvais pas le supporter. Mais dans la chambre de décompression je m’étais bagarré avec Olaf qui n’avait pas voulu me laisser partir car il était trop tard : qu’est-ce que je pouvais être généreux, ô vaste ciel bleu et noir … Mais ce n’était pas de la générosité, ce n’était qu’une question de prix. Oui. Car chacun de nous était très précieux, la vie humaine avait le plus de valeur là-bas, là où elle n’en avait aucune, où juste une pellicule d’espoir, aussi mince qu’inexistante, séparait la vie de la mort. Ce petit bout de fil de fer dans l’appareil d’Arder, ou peut-être un court-circuit dans sa radio … Cette fuite infime dans le réacteur de Venturi, cette fuite que Voss n’avait pas su détecter ou bien elle s’était ouverte soudainement, ça arrive aussi, l’usure du métal — et en l’espace de, je ne sais pas, cinq secondes, Venturi cessa d’exister. Et le retour de Thurber ? Et le sauvetage miraculeux d’Olaf qui s’était perdu quand son antenne directionnelle s’était transpercée ? Quand ? Comment ? Personne ne le sut. Olaf revint — par miracle. Oui, une chance sur un million. Et quelle chance n’ai-je pas eue, moi … Quelle chance insolite, invraisemblable …
Mon bras s’engourdissait mais je me sentais très bien. « Eri, dis-je en pensée, Eri. » Comme un cri d’oiseau. Un nom. Un cri d’oiseau … Lorsque nous demandions à Ennesson d’imiter les oiseaux … U le faisait si bien. Si bien … Et quand il disparut avec lui disparurent tous ces oiseaux …
Mais déjà tout commençait à se confondre, je m’enfonçais, je dérivais dans les ténèbres. Au dernier instant, avant de m’endormir, j’eus l’impression d’être là-bas, à ma place, dans ma couchette, au fond, juste près de la cloison métallique, et qu’à côté de moi il y avait Arne — je m’éveillai en sursaut. Non. Ame était mort. J’étais sur Terre. La fille respirait profondément.
— Sois bénie, Eri, fis-je sans bruit, respirant l’odeur de ses cheveux avant de m’endormir.
J’ouvris les yeux sans savoir ni où je me trouvais, ni même qui j’étais. Des cheveux sombres épars sur mon épaule — je ne sentais pas son poids — me stupéfièrent. Ce n’était qu’une fraction de seconde. L’instant d’après je savais déjà tout. Le soleil ne s’était pas encore levé, une aube laiteuse, blanche, sans trace de rose, pure et transperçante de fraîcheur entrait par la fenêtre. A cette lumière des plus précoces je voyais son visage comme si je la regardais pour la première fois. Elle dormait profondément, respirait la bouche close, mon bras n’avait pas dû être assez doux pour elle car elle avait calé sa main sous sa tête, et, de temps en temps, elle haussait les sourcils comme si, de nouveau, elle s’étonnait. Le mouvement était minime, mais je la regardais attentivement, pensant peut-être que j’allais lire sur son visage l’annoncç de mon sort.
Je pensai à Olaf. Commençai à dégager mon bras en prenant des précautions extraordinaires qui s’avérèrent totalement superflues. Elle dormait d’un sommeil profond et rêvait à quelque chose — je m’immobilisai en essayant de deviner, non pas quel fut ce rêve, mais seulement s’il était bon ou mauvais. Son visage était presque celui d’un enfant. Donc le rêve n’était pas mauvais. Je m’écartai d’elle, me levai. Je portais mon peignoir, tel que je m’étais couché. Pieds nus, je regagnai le couloir, refermai silencieusement la porte, et, très lentement, en prenant les mêmes précautions, je regardai dans sa chambre à lui. Le lit n’était même pas défait. Olaf dormait assis à table, la tête posée sur sa main. Comme je l’avais supposé, il ne s’était même pas déshabillé. Je ne sais pas ce qui l’avait réveillé — était-ce mon regard ? Il s’éveilla brusquement, ses yeux clairs me fixèrent l’espace de deux ou trois secondes. Puis il se redressa et se mit à s’étirer de long en large et en travers.
— Olaf, dis-je, que je sois …
— La ferme, proposa-t-il poliment. Tu as toujours eu de mauvais penchants, Hal …
— Ça y est, tu recommences ? Je voulais simplement te dire que …
— Je sais très bien ce que tu veux me dire. Je le sais, je l’ai toujours su, une semaine à l’avance. Si, au bord du Prométhée on avait eu besoin d’un aumônier, tu aurais été parfait. Merde, pourquoi n’y ai-je pas songé avant. Je t’en aurais fait voir de toutes les couleurs. Hal ! Pas de sermons. Pas de solennités, de jurons, de prêches, ni rien de tel. Tout va bien ? Oui ! N’est-ce pas ?
— Je ne sais pas. On dirait. Quant à … tu vois … il n’y a … rien eu entre nous …
— Non ? Tu devrais d’abord t’agenouiller, dit-il. Mets-toi à genoux et parle. Espèce d’imbécile, est-ce que je te pose des questions ? Je te parle de perspectives d’avenir et des suites …
— Je n’en sais rien. Je vais te dire encore plus : je crois qu’elle n’en sait rien elle-même. Je lui suis tombé sur la tête comme un rocher.
— Ouais, c’est pénible, rétorqua Olaf. Il se déshabilla en cherchant son slip. Combien pèses-tu ? Cent dix ?
— Quelque chose comme ça. Cherche pas, c’est moi qui l’ai.
— Tout saint homme que tu sois, tu aimes toujours tout piquer, marmonna-t-il, et, lorsque je me mis à l’enlever :
— Laisse, espèce d’idiot ! J’en ai un autre dans ma valise …
— Tu ne saurais pas, par hasard, comment on fait pour divorcer ? demandai-je.
Olaf me dévisagea par-dessus sa valise ouverte. Il cilla.
— Non. Je ne sais pas. Comment veux-tu que je le sache ? J’ai entendu dire que c’était aussi simple qu’éternuer. Et pas besoin même de dire « à vos souhaits ». Est-ce qu’il n’y aurait pas ici une salle de bains convenable, avec de l’eau ?