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— Pourquoi ?

Je la soulevai.

— Ouvre … priai-je. Elle frôla de ses doigts la petite plaque et la porte s’ouvrit.

Je franchis le seuil et la reposai sur le plancher.

— C’est une coutume. Ça … porte bonheur.

Elle partit la première visiter les chambres. La cuisine était derrière, automatique avec un seul robot, en fait même pas un robot, seulement un stupide appareil de ménage. Il pouvait quand même servir à table. Il obéissait aux ordres, mais ne disait que quelques mots.

— Eri, demandai-je, veux-tu aller à la plage ?

Elle secoua la tête. Nous nous tenions au milieu de la plus grande pièce, peinte en blanc et or.

— Et tu ne veux pas …

Même geste, avant même que j’aie fini la phrase.

Je voyais déjà à quoi pouvait ressembler la suite. Mais les dés étaient jetés, le jeu devait continuer.

— Je vais apporter nos affaires, annonçai-je. J’attendis la réponse, mais elle s’assit dans un fauteuil vert comme l’herbe et je compris qu’elle n’allait rien dire. Cette première journée fut atroce. Eri ne faisait rien de manifeste, ne m’évitait pas spécialement, et même, après le déjeuner, elle essaya d’étu-dier un peu — je lui demandai alors le droit de rester dans sa chambre pour la regarder. Je promis de me taire et de ne pas la déranger. Mais déjà au bout d’un quart d’heure (comme j’étais perspicace !) je sentis que ma présence lui pesait comme une pierre sur l’estomac, je le vis d’après la courbure de son dos, d’après ses gestes prudents et laborieux ; aussi je me sauvai, couvert de sueur et me mis à arpenter de long en large ma chambre. Je ne la connaissais pas encore. Pourtant je savais déjà qu’elle n’était pas une fille sotte, plus encore peut-être. Dans la situation actuelle c’était à la fois bon et mauvais. Bon car si elle ne le savait pas, elle pouvait au moins deviner qui j’étais et elle ne me prendrait pas pour un monstre sauvage et barbare. Mauvais, car s’il en était ainsi le conseil que m’avait donné Olaf au dernier moment était sans valeur. Il m’avait cité une maxime que je connaissais déjà du livre Hon : « Si la femme doit être de feu, l’homme doit être de glace. » Ainsi il voyait ma seule chance dans la nuit, pas dans le jour. Je ne le voulais pas et c’est pourquoi je souffrais tellement, mais je comprenais que pendant ce laps de temps trop court dont je disposais, je n’arriverais pas à faire pénétrer mes paroles en elle, que, quoi que je dise, cela resterait superficiel — car ça ne pourrait en aucune matière mettre en doute ses raisons, ni sa colère — ô combien juste ! — qui ne se fit voir qu’une seule fois pendant ce court éclat où elle cria : « Je ne veux pas ! je ne veux pas ! » Et le fait qu’elle se fût calmée si rapidement après était pour moi encore un mauvais signe.

Le soir elle commença à avoir peur. J’essayai d’être plus silencieux que l’eau et plus petit que l’herbe, comme Woow, l’être le plus taciturne que j’eusse connu, ce pilote qui savait, sans rien dire, faire et faire savoir tout ce qu’il voulait.

Après le dîner — elle n’avait rien mangé, ce qui me remplit d’une horreur étrange — je sentis monter en moi la colère. Par moments je la haïssais pour la peine que j’endurais et l’injustice criante de ce sentiment ne faisait que l’approfondir.

Notre première nuit, première vraie nuit : alors qu’elle s’endormait dans mes bras, toute chaude encore, et que ses halètements se chargeaient en soupirs de moins en moins perceptibles qui la conduisaient à l’oubli, j’étais presque certain d’avoir gagné la partie. Elle avait lutté tout ce temps, pas contre moi mais contre son corps que j’apprenais à connaître : depuis ses ongles fragiles, ses doigts menus, la plante de ses pieds, ses paumes que je découvrais et éveillais à la vie par des baisers, par mon souffle jusqu’à m’insinuer en elle — contre son gré, avec une patience infinie et une lenteur insoutenable. Ainsi les transitions étaient les plus douces, et quand je sentais son refus, je reculais, comme la mort, je me mettais à lui chuchoter des mots fous, dénués de sens, des mots enfantins, puis je me taisais de nouveau et la caressais seulement, l’assiégeais de mes attouchements ; pendant des heures je la sentais s’ouvrir, je sentais sa rigidité s’estomper en un tremblement de dernier refus ; à la fin elle trembla différemment, déjà vaincue, mais moi, j’attendais toujours et sans rien dire, car c’était au-delà des mots. Je retrouvais dans l’obscurité ses bras sveltes et ses seins, surtout le sein gauche, car là-bas battait son coeur, de plus en plus vite, et sa respiration était de plus en plus saccadée, de plus en plus désespérée ; et cela fut. Ce n’était même pas le plaisir mais une grâce anéantissante et unissante, un assaut de nos corps qui se fondirent, une fraction de seconde, en un seul corps, nos souffles rapides, notre chaleur commune annihilant tout. Elle cria … une seule fois, d’une voix faible, enfantine et m’entoura alors de ses bras. Et puis ses mains me quittèrent, subrepticement, comme tristes et honteuses, comme si elle avait d’un seul coup compris combien je l’avais piégée et trompée. Et moi, je recommençai tout, des baisers déposés sur les jointures de ses doigts, des suppliques silencieuses, toute cette tendre et cruelle procession une fois de plus. Et tout recommença, comme dans un songe noir et chaud, et à un moment je sentis sa main qu’elle avait plongée dans mes cheveux me serrer le visage contre son épaule nue avec une force que je n’aurais jamais soupçonnée en elle. Et puis, mortellement épuisée, haletante comme si elle avait voulu rejeter d’elle toute cette chaleur et toute cette peur soudaine, elle s’endormit.

Moi, je reposai immobile, comme mort, tendu à l’extrême, essayant de comprendre si ce qui venait de se passer signifiait tout ou ne signifiait rien.

Juste avant de sombrer dans le sommeil il me sembla que nous étions sauvés et seulement alors vint la paix, une grande paix, aussi grande que celle que je ressentis à Kérénéïa, quand je reposais sur les plaques de lave solide crevassées de chaleur avec Arder, Arder inconscient mais dont je voyais la bouche respirer derrière la vitre du scaphandre, et que je sus que tout n’avait pas été vain ; je n’avais plus de force pour ouvrir la valve de sa bouteille de secours, je reposais paralysée, persuadé que la chose la plus importante de ma vie était déjà derrière moi, que si je mourais alors, rien ne serait plus changé, et cette inertie était comme une expression muette de triomphe.

Le matin ce fut de nouveau comme la veille. Les premières heures elle avait encore honte, ou bien était-ce du mépris, je ne sais pas, envers moi ou envers elle-même, après ce qui s’était passé ; vers midi je réussis à l’emmener pour une petite promenade. Nous roulions le long d’immenses plages. Le Pacifique reposait au soleil, colosse bruyant, scintillant de croissants argentés et dorés d’écume, chamarré jusqu’à l’horizon du taffetas des voiles. J’arrêtai la voiture là où les plages se terminaient, se transformant d’une façon imprévue en petites falaises. La route y tournait brusquement et on pouvait voir en s’arrêtant juste derrière elle les vagues frapper directement et avec violence les rochers.

Puis nous revînmes déjeuner. De nouveau je me sentais comme la veille, j’attendais angoissé la nuit car je ne voulais pas. Je n’en voulais pas ainsi. Quand je ne la regardais pas je sentais sur moi son regard. J’essayais de deviner ce que signifiaient ces froncements de sourcils revenant sans cesse sur son front, ces absences soudaines, et — je ne sais ni pourquoi ni comment — juste avant le dîner, alors que nous allions nous mettre à table, tout à coup, comme si mon esprit s’était éclairci — je compris tout. J’eus envie de me frapper la tête contre la table, quel sot égoïste ! quel salaud de menteur n’avais-je pas été ! Je restai assis, immobile, pétrifié. Seul cet orage intérieur grondait en moi. La sueur couvrit mon front, je sentis une soudaine faiblesse m’envahir.