— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle.
— Eri … râlai-je, moi … seulement maintenant. Je te le jure. Je viens de comprendre seulement maintenant que tu es partie avec moi car tu avais peur que moi, je ne me … oui ? …
Ses yeux s’élargirent de stupeur, elle me regardait attentive, comme suspectant une tricherie, un jeu cruel.
Elle opina.
Je sautai sur mes pieds.
— On y va.
— Où ?
— A Clavestra. Fais tes bagages. Nous y serons … je jetai un coup d’œil sur ma montre, dans trois heures.
Elle restait sans bouger.
— Vraiment ? demanda-t-elle.
— Vraiment ! Eri, je ne savais pas ! Oui, je comprends. C’est incroyable. Il y a quand même des limites. Oui, il y a des limites. Eri, moi, je ne le comprends pas encore très bien, comment je pouvais … car je devais me mentir à moi-même … Bon, je ne sais pas, ça n’a plus d’importance, ce n’est plus la peine …
Elle fit ses bagages, si vite … Tout en moi s’écroulait et tombait, mais extérieurement j’étais tout à fait, enfin, presque tout à fait, calme. Quand elle fut assise dans l’auto, elle dit :
— Hal, excuse-moi.
— T’excuser ? Mais de quoi ? Ah, oui ! Je comprends, tu croyais que je le savais ?
— Oui.
— D’accord. N’en parlons plus.
De nouveau je roulai à cent à l’heure ; les maisons blanches, lilas, saphir, fuyaient, la route tournait, j’accélérais encore. Il y eut d’abord pas mal de circulation, puis presque rien, les couleurs des maisons s’estompaient, le ciel devenait bleu foncé, les étoiles apparurent tandis que nous foncions dans le sifflement du vent.
Tout autour de nous se faisait gris, les collines perdaient leurs contours, devenaient une suite de bosses grises, la route ressortait de la pénombre comme une large traînée de phosphore. Je reconnus les premières maisons de Gavestra, le virage, les haies. J’arrêtai la voiture juste devant l’entrée, portai ses affaires au jardin, sous la véranda.
— Je ne veux pas … entrer dans la maison. Tu comprends.
— Oui, je comprends.
Je ne voulais pas lui dire adieu, je me retournai simplement. Elle toucha ma main, je sursautai comme si elle m’avait brûlé.
— Hal, merci …
— Ne dis rien. Pour l’amour du ciel, tais-toi.
Je m’enfuis. Je sautai dans la voiture, démarrai. Le ronflement du moteur détourna mon attention l’espace d’un moment. On pouvait rire de moi, ça oui ! Evidemment, elle a eu peur que je le tue. Elle m’avait même vu essayer de tuer Olaf, Olaf qui n’avait rien fait d’autre que de m’empêcher … D’ailleurs, qu’importe ! Plus rien n’importe ! Je criais à tue-tête dans l’auto, je pouvais me le permettre, j’étais seul, le bruit du moteur couvrait mes imprécations — et de nouveau après avoir retrouvé mon calme je sus ce qu’il me restait à faire. Le calme n’était pas aussi profond que la première fois. Car le fait d’avoir si terriblement profité de la situation, de l’avoir forcée à me suivre — et de quelle manière ! — et tout ce qui s’ensuivit, c’était la pire de toutes les choses que j’eusse pu imaginer. Cela me priva même de souvenirs, de l’image de cette nuit, de tout. Moi-même, de mes propres mains, j’avais détruit tout cela par mon égoïsme sans bornes, par un aveuglement qui ne m’avait pas permis de voir ce qui était évident — elle ne me mentait pas en me disant qu’elle n’avait pas peur de moi. Elle n’avait pas peur pour elle, bien sûr que non, mais pour lui.
De petites lumières défilaient derrière les vitres, s’écoulaient, disparaissaient à l’arrière, le paysage était d’une beauté indicible — tandis que moi, déchiré, vidé, j’abordais les virages avec un hurlement de pneus, vers le Pacifique, vers ces rochers, là-bas ; à un moment, lorsque la machine dérapa plus que je ne l’eusse voulu, lorsqu’elle mordit avec la roue droite le bas-côté, j’eus peur, cela ne dura qu’une seconde, j’éclatai ensuite d’un rire dément : quoi, avais-je peur de périr ici, parce que j’avais décidé de le faire plus loin ? Et ce rire se mua en un sanglot. Je devrais le faire rapidement, pensai-je, car je ne suis plus le même. Ce qui se passe en moi est plus qu’horrible, c’est dégueulasse. Et je me disais encore que je devrais avoir honte. Mais les mots ne représentaient plus rien, ils n’avaient plus de valeur ni de sens.
L’obscurité était déjà presque complète et la chaussée quasi déserte, car la nuit peu de gens roulaient, quand je vis pas loin derrière moi un glider noir. Il avançait légèrement et sans effort là où moi, je devais faire des prouesses avec le moteur et les freins. Les gliders tiennent la route par une attraction magnétique ou gravitationnelle, le diable seul le sait. La chose curieuse, en tout cas, était qu’il pouvait me dépasser sans peine à tout instant, mais qu’il restait derrière moi, à quelque quatre-vingts mètres, un peu plus, un peu moins.
Dans les virages les plus relevés, quand ma voiture chassait sur toute la surface, quand je les coupais par la gauche, il se laissait distancer un peu, je doute qu’il n’ait pu aller plus vite. Le conducteur avait-il peur ? Mais oui, c’est vrai, il n’y avait pas de conducteur. Et puis, qu’est-ce que j’en avais à fiche de ce glider ?
Je sentais néanmoins que ce n’était pas par hasard qu’il se trouvait là. Et soudain l’idée me traversa l’esprit que ça pourrait être Olaf. Olaf qui, ne me faisant pas confiance (à juste titre d’ailleurs !), s’était planqué quelque part et attendait la suite des événements. Et à l’idée que mon sauveur, ce cher vieil Olaf qui ne me laisserait pas faire ce que je voulais, était là, à l’idée qu’il jouerait encore son rôle de frère aîné, de consolateur, mes entrailles se tordirent de fureur, une fureur rouge qui m’empêcha de voir la route.
— Pourquoi ne me laissent-ils pas en paix ? m’exclamai-je et je me mis à pousser la machine jusqu’au bout de ses possibilités, comme si je ne savais pas que le glider pouvait, de toute façon, être deux fois plus rapide. Nous dévalions ainsi la route dans la nuit, entre les collines avec leurs petites lumières, et, à travers le sifflement de l’air fendu on entendait déjà le grondement omniprésent et invisible, comme venant de profondeurs infinies, le bruit du Pacifique.
— Roule tant que tu voudras, pensai-je. Roule. Tu ne sais pas ce que je sais. Tu me suis, tu es sur ma piste, tu ne me laisses pas en paix, très bien ; mais moi, je vais te jouer un tour, je vais me sauver, tu ne pourras même pas bouger le petit doigt, tu pourrais te mettre sur la tête que ça ne servirait à rien, de toute façon le glider ne pourra pas quitter la route. Comme ça, même à la dernière seconde j’aurai la conscience tranquille. C’est très bien.
J’avais juste dépassé la maison dans laquelle nous avions habité. La vue de ses fenêtres éclairées me piqua au vif, comme pour me prouver qu’il n’y a pas de douleur qui ne puisse devenir encore plus profonde, et j’abordai le dernier tronçon de la chaussée parallèle à l’océan. A cet instant le glider, à ma surprise, accéléra et commença à se rapprocher. Je lui barrai brutalement la route en me déportant vers la gauche. U recula. Et nous manœuvrâmes ainsi : à chaque fois qu’il voulait me dépasser je me portais à gauche, à cinq reprises peut-être. Tout d’un coup, bien que je lui eusse barré la route, il se mit à me doubler. La carrosserie de la voiture frôla presque la surface brillante noire du bolide aveugle — comme inhabité. Alors j’eus la certitude que c’était Olaf — personne d’autre n’aurait osé faire ça —, je ne pouvais quand même pas tuer Olaf. Comme je ne pouvais pas le tuer, je l’avais laissé passer. Je pensai qu’il essaierait à son tour de me barrer le passage, mais il se contenta de me précéder, quelque quinze mètres devant mon capot. Bon, tu ne me déranges pas, pensai-je. Je ralentis, espérant peut-être qu’il s’éloignerait, mais il ne voulut pas le faire — il ralentit lui aussi. On était encore à un bon kilomètre de ce dernier virage entre les rochers quand le glider ralentit encore plus : il se tenait en plein milieu de la chaussée, ainsi je ne pouvais pas le doubler. Je pensai alors faire ça à ce moment-là, mais il n’y avait pas de rochers, juste le sable de la plage, la voiture ne ferait que s’ensabler au bout de cent mètres, avant que je ne fusse arrivé à la mer — cette absurdité n’était pas même concevable. Je ne pouvais rien faire d’autre, je devais continuer à rouler. Le glider ralentit encore plus, je voyais qu’il allait s’arrêter incessamment, sa carrosserie s’illumina à l’arrière de ses feux de stop, comme ensanglantée. J’essayai alors de le dépasser par un virage brusque, mais il ne me céda pas le passage. Il était plus rapide et plus maniable que moi — bien sûr, c’était une machine qui le conduisait. La machine a toujours des réflexes plus rapides. Je donnai un coup de frein brutal, trop tard, j’entendis le fracas terrible, la masse noire remplit mon pare-brise, je fus projeté en avant et perdis connaissance.