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Sans un mot, les matons se sont jetés sur lui. Il est tombé. Nous sommes tombés. Ils frappaient en nous crachant dessus. Nous tentions de nous protéger. J’étais couché. Je battais l’air à coups de pied. D’autres gardiens sont arrivés en braillant. Une dizaine, ils couraient, matraques levées. Ils se sont alignés dos au mur, les uns face aux autres avec nous au milieu. Ils frappaient, tous ensemble, en même temps, comme une allée de bucherons. Ils écrasaient nos bras, nos jambes sous leurs talons. Je criais de douleur. Les autres hurlaient de rage. Des poings invisibles cognaient violemment les portes des cellules.

— IRA ! IRA ! IRA !

Je ne sentais plus l’odeur de la prison. Je n’entendais plus son métal. J’avais du sang dans la bouche, les oreilles en flammes, le nez écrasé. Le vacarme était en moi. J’ai pensé aux coups de mon père. Ma tête en pierre. Mes yeux brûlants. Mes joues barbouillées de bave pour lui faire croire à des larmes. Il y eut un coup de sifflet brusque. Deux gardiens nous ont jeté une bassine d’eau glacée. J’avais froid de peur en arrivant, maintenant j’étais gelé de douleur. Nous étions pêle-mêle au milieu du corridor aux prisonniers, un amas de chair et de cordes. Les matons étaient essoufflés. Ils nous regardaient sans un mot, leurs bâtons à bout de bras. Un officier est arrivé. Il a allumé une cigarette.

— En cellule demain. Pour l’instant, ils ne bougent pas.

Et puis il a tourné le dos.

Nous sommes restés comme ça toute la nuit, entassés sur le béton poisseux de sang et d’eau. J’étais couché sur le dos, le pied d’un gars contre la gorge, la joue d’un autre contre ma joue et le poids mort de Danny tombé sur les jambes. Quelqu’un avait vomi. J’ai fermé les yeux sans dormir. Je tremblais. C’est alors qu’il y a eu une voix, un filet minuscule.

— Tyrone ?

C’était Danny. Il chuchotait.

J’avais du sang en bouche, de la mousse brune aux lèvres.

— Si tu m’entends, bouge ton pied.

J’ai bougé légèrement.

— Tu m’écoutes ?

Même geste douloureux.

— Alors voilà. C’est une unité de l’IRA qui tend une embuscade à une patrouille anglaise dans la campagne, du côté de Crossmaglen. Les Brits passent tous les jours à 17 heures. A 17 h 10, toujours rien. Le capitaine Paddy regarde sa montre et dit : « Merde, j’espère qu’il ne leur est rien arrivé »…

J’ai eu une convulsion. Un rire. Une douleur au thorax et au ventre.

In ainm an Athair, agus an Mhic, agus an Spioraid Naoimh…

J’ai récité dans ma tête le Notre Père en gaélique.

Et Tom Williams priait avec moi.

Le lendemain, on m’a conduit dans une cellule, seul. Dans mes trois mètres sur deux, un lit en fer, une table de chevet, une tinette et une cuvette. Deux crochets au mur pour mes habits. Un plafond voûté de briques peintes en crème, un sol sang caillé, une lucarne haute qui épuisait le jour. Mon premier cachot. Et mes premières larmes. Elles attendaient un signe de moi. Depuis mon arrivée j’étais trop occupé par la fierté et la douleur. Mais une fois la porte close et les murs refermés sur moi, je n’avais que dix-sept ans. Plus Fianna, plus républicain, pas même irlandais, soldat de rien ni personne. J’ai pleuré, couché sur mon lit, genoux relevés contre ma poitrine et mains croisées sous le menton. A cet instant, j’ai compris que ma vie suffoquerait entre ces murs captifs et ma rue barbelée. J’entrerais, je sortirais jusqu’à mon dernier souffle. Mains libres, entravées, libérées de nouveau pour porter un fusil en attendant les chaînes. Sans savoir si la mort m’attendrait dehors ou dedans.

— On ne dort pas ! Assis ou debout ! a hurlé un gardien, l’œil contre le judas.

Alors j’ai marché. Trois pas, deux pas, en long, en travers, aller, retour, changeant soudain le rythme pour me prendre de court.

J’ai eu dix-huit ans le 8 mars 1943. Je l’avais dit à quelques camarades. J’ai entendu leurs voix. Ils hurlaient depuis leurs cellules.

Lá Breithe shona dhuit, wee Tyrone !

Bon anniversaire, petit Tyrone !

Des voix d’hommes, fêlées d’alcool, de fumée, épuisées de cris et de prison.

— Défense de parler irlandais ! a hurlé le gardien en frappant les portes.

Notre langue était une arme. Les matons le savaient.

Le dimanche 14 mars, pendant la messe, deux prisonniers se sont approchés de moi. Un immense, un plus petit. Le père Alan ne tenait pas son troupeau de pécheurs. Quelques-uns chantaient les cantiques et répondaient à l’aumônier, mais les autres profitaient de l’office pour échanger des nouvelles. Alors que parler entre nous était interdit, même à la promenade, Le chahut était ici toléré. Les gardiens laissaient faire. Une heure de liberté pour ne pas devenir fous.

— Tu as eu dix-huit ans lundi dernier, c’est ça ? m’a demandé le grand.

Une dizaine d’autres se sont rapprochés soudainement, nous tournant le dos et faisant rempart. J’ai été surpris par le mouvement d’encerclement. Je ne connaissais pas celui qui me parlait. J’ai hoché la tête.

— Oui, dix-huit ans lundi.

— Tu es le frère du lieutenant Séanna Meehan ?

Lieutenant ? Séanna était lieutenant ?

— Oui.

Un geste des yeux. J’étais saisi. J’ai joué celui qui était dans la confidence.

— Aujourd’hui Fianna, tu as le choix. Retourner chez toi quand tu sortiras ou nous rejoindre.

— Personne n’est obligé, a dit le plus petit. Il y a bien d’autres façons d’aider la République.

— Faire des études par exemple, a repris le premier.

J’ai secoué la tête. A Killybegs, j’étais mauvais élève. Je n’ai jamais compris les raisons de l’école. Ni les maths, ni la logique. J’aimais le gaélique, l’anglais, l’histoire. Rien d’autre. Les curés nous tiraient les cheveux. Mon père me frappait à chaque mauvaise note. Ma mère avait de la peine à lire son missel.

— J’étais sous les ordres de Tom Williams.

J’ai dit ça comme ça. Ce n’était ni de la vanité ni de l’insolence. Je voulais simplement que ces hommes sachent que je n’étais pas arrivé de mon village la veille. Le grand a désigné le petit de la tête.

— Joe était avec Tom lorsqu’il s’est fait arrêter.

— Joe Cahill, a murmuré l’autre en me tendant la main.

Derrière moi, le curé lisait l’épître de Paul aux Romains.

— « Ils se sont alors égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres… »

La paroi d’hommes s’est resserrée autour de moi. J’ai levé la main.

— Je jure fidélité à la République irlandaise et à l’IRA, son armée, m’a soufflé le premier prisonnier.

— Je jure fidélité à Phoblacht na hÉireann et à Ólaigh na hÉireann.

— Je jure fidélité à la proclamation de 1916 et fais serment de lutter pour l’édification d’une république socialiste…

L’aumônier priait doucement. Il s’est mis à nous gronder. Le père Alan n’était pas le père Alexis, qui avait accompagné le martyre de Tom. Ce curé-là nous haïssait.

— « Si l’intellect n’est pas purifié, le cœur aussi s’obscurcit. Le cœur obscurci ignore sa folie, se croit sage et devient idolâtre… »

Son sermon était tremblant, ma promesse chuchotée. J’ai su qu’il s’adressait à moi. Il connaissait ses prisonniers. Il savait nos ruses et nos manigances. Chaque dimanche, il remarquait les mots qui passaient de main en main, les objets, les signes. Il savait ce que signifiaient l’absence de l’un ou la présence de l’autre. Il avait observé le mouvement qui m’entourait. Il savait qu’au milieu de ce groupe fermé, un jeune homme prêtait allégeance. Sans bruit, un pécheur était en train de rompre le pacte de paix. Une âme lui échappait pour toujours.