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Au moment de l’eucharistie, j’étais retourné devant, à ma place.

— Que s’avancent ceux qui n’ont pas de sang sur les mains, disait le prêtre chaque dimanche.

Et chaque dimanche, j’étais le seul à m’agenouiller devant lui.

Ce jour-là, il m’a observé longuement. Je n’ai pas reconnu son visage. Il n’avait pas non plus son sourire. J’avais les mains jointes. Il a déposé l’hostie sur ma langue.

— Corpus Christi.

J’ai soutenu son regard.

— Amen.

J’étais malheureux.

Lorsque je me suis relevé, il s’est penché à mon oreille.

— Sais-tu que tu viens de faire promesse de tuer ?

J’avais toujours les mains jointes, le goût sec du pain azyme au palais. Je ne pouvais pas dire oui. Il n’y a pas de mot pour donner la mort. Alors j’ai seulement prolongé ce regard. Je ne le défiais pas. Je laissais ouvert en grand la porte de mon cœur.

— En suivant Barabbas, tu condamnes Jésus, a murmuré le prêtre.

Il a regardé l’assemblée silencieuse. Les prisonniers étaient graves. C’est comme s’ils savaient chaque mot de notre échange.

— Dimanche prochain, au moment de la communion, ne t’avance pas vers l’autel. Reste avec tes complices.

Et puis il m’a tourné le dos.

Lorsque je suis retourné à ma place, un gars m’a donné une bourrade d’épaule.

— Mieux vaut une bonne querelle avec Dieu que la solitude.

Et puis il a ri, tandis que le curé ôtait son étole d’un geste mécontent.

Je suis resté vingt-huit mois à la prison de Crumlin. Et je ne suis jamais retourné à la chapelle. J’avais fabriqué un crucifix avec de la mie de pain, du plâtre arraché au mur et de la salive. Il valait bien la grande croix d’argent que le père Alan posait sur l’autel pour la messe. Lorsque j’ai été libéré, le 26 avril 1945, les Britanniques avaient presque gagné leur guerre. Et nous étions épuisés.

Avec Séanna, nous avons repris l’entreprise de ramonage d’oncle Lawrence. Nous trouvions un peu de travail dans le ghetto mais le centre-ville et les quartiers protestants nous étaient interdits. Souvent, les clients nous payaient en troc. La cheminée contre de la nourriture. Róisín travaillait à la poste de notre quartier. Mary aidait à l’épicerie Costello. Les petits essayaient d’aimer l’école. Et maman perdait pied. Elle passait ses jours entre la cuisine et l’église. Elle priait à voix haute en nettoyant la maison. Parfois, elle ameutait la rue. A l’angle de Dholpur Lane, elle jetait des sorts aux passants en brandissant son chapelet. Alors je la prenais par le bras pour la raccompagner chez nous.

— Nous sommes isolés, m’a dit Séanna, assis un soir sur le pas de la porte.

Il ressentait ce que notre père avait vécu lorsqu’il avait perdu sa guerre. Quand son pays avait été déchiré en deux, et ses espoirs couverts de cendres. Nous étions les enfants de ce désastre. Pas vaincus, mais désemparés. Les seuls en Europe à ne pas avoir de drapeau vainqueur à accrocher à nos fenêtres, à ne pas danser dans les rues. Leur guerre était finie. La nôtre continuait.

8

Je suis revenu en courant. J’ai sauté derrière le muret sans voir les buissons d’aubépine dans l’obscurité. La violence des ronces sur mon front, mes mains. J’ai étouffé un cri. J’étais noué, nuque douloureuse. La peur. Juste après moi, Danny Finley s’est jeté tête en avant dans le massif noueux de ronces.

— Merde ! C’est quoi ça ?

— Faudra donner des cours de botanique aux gars de Belfast, a grogné notre capitaine, un déserteur de l’armée britannique.

— Ça s’appelle des épines. C’est un peu comme leurs barbelés, a répondu une voix dans l’obscurité.

— Très drôle, a grogné Danny.

Nous étions une cinquantaine, couchés derrière les haies, adossés aux arbres noirs, rampant sur la terre gelée. Danny saignait, le visage lacéré par les aiguillons vénéneux. J’ai eu un geste de pitié.

— Tu n’es pas mieux, a-t-il grogné pour éteindre mon sourire forcé.

Il était 4 heures du matin. Nous allions attaquer le baraquement de la police royale de Lisnaskea, dans le comté Fermanagh. A la tombée de la nuit, un jeune prêtre d’Enniskillen avait béni notre troupe. Rome nous menaçait d’excommunication mais nos curés nous pardonnaient nos offenses. Nous étions rassemblés autour de lui, dans la lande, sous le vent, un genou à terre et la main sur le bois glacé de nos fusils. Nous étions en civil. Pas d’uniforme, pas même un drapeau. Des manteaux, des casquettes, des imperméables, des vareuses de drap et des souliers de ville. Nous ressemblions plus à une milice qu’à une armée. Ou alors à nos pères, pendant la guerre civile de 1922.

Chaque óglach devait couvrir son équipier. Danny me couvrait et je couvrais Danny. Les artificiers venaient de placer quatre bombes contre le mur de la caserne. Danny et moi étions avec eux. C’est en revenant nous mettre à couvert que nous avons plongé dans les épines.

Nous étions le 14 décembre 1956. Depuis deux jours, l’IRA avait lancé la « bataille de la frontière ». Venues du Sud, des unités républicaines portaient des coups aux Britanniques puis se repliaient de l’autre côté. Pour la première fois depuis 1944, nous reprenions les armes. Et certains combattants de Belfast prêtaient main-forte.

— Ouvrez la bouche et baissez la tête, a ordonné notre officier.

Les explosions ont été terribles. J’étais sourd. J’ai agrippé Danny. Tout volait autour de nous. Du béton, du bois, de minuscules projectiles qui sifflaient comme des balles. Nous ne devions pas entrer dans le bâtiment, juste le heurter.

— En position !

Derrière les murs, l’alerte. Des coups de sifflet, une sirène, des cris. Je me suis couché, coudes au sol et la joue contre la crosse de mon arme. C’était une carabine Mauser 98K. Je l’avais essayée à l’entraînement, mais jamais en opération. Un combattant avait trois chargeurs de cinq balles. Il n’était pas question de tenir un siège, mais d’annoncer notre retour au combat. J’ai tiré ma première balle sur rien. Une ombre humaine, peut-être. J’étais mal assuré. Je détestais la position du tireur couché. Le ventre écrasé, le choc du tir dans mon épaule, la joue cognée, une douleur à l’oreille. Je me suis levé.

— Tu fais quoi ? a hurlé un camarade.

J’ai tiré quatre fois, bien droit, jambes écartées comme à l’exercice. Je visais le chaos mouvant. Les hésitations qui nous faisaient face. J’ai rechargé. Je ne pensais à rien. Ventre vide, tête vide. Juste la poudre et le fracas.

— Reste à terre, Meehan !

Danny s’est porté à ma hauteur. Debout, comme moi. Un troisième s’est soulevé à son tour. Je ne voyais rien. Je faisais entendre mon arme. Nous tirions en même temps, posément. Quand ils ont riposté, Danny m’a entraîné à terre. Les policiers répondaient au hasard. Des guêpes de plomb au-dessus de nos têtes. J’ai enclenché mon dernier chargeur. Et brusquement, la voix terrible de la Browning. Déflagrations d’acier, saccadées, sèches, violentes.

— Attention, mitrailleuse ! On se replie, a ordonné notre capitaine.

Pas de victime chez nous. A part Danny et moi, griffés par les ronces. Notre unité est repassée au sud juste avant le lever du jour. Nous avions ordre de nous rendre sans combattre si nous étions interceptés par l’armée irlandaise. L’état-major de l’IRA avait décidé que nos balles étaient pour l’ennemi britannique, pas pour nos frères de l’Etat libre.

Derrière la frontière, à l’entrée d’un village, le camion d’un charbonnier nous attendait. Nous avons rendu nos armes. J’ai tendu la mienne à regret. Un soldat n’est rien sans son fusil, juste un vaincu. Deux hommes les enveloppaient dans des couvertures noires et les plongeaient sous les boulets de houille.

Autour de nous, les premiers habitants matinaux. Ils baissaient les yeux à notre rencontre. Pas de ferveur, pas d’hostilité non plus. Je ne retrouvais ni les clins d’œil de Belfast, ni ses portes grandes ouvertes. Pour beaucoup d’Irlandais d’ici, la guerre était finie depuis plus de trente ans. Si elle continuait au nord, « de l’autre côté », ce n’était pas leur affaire.