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— Rentrez chez vous ! Pour l’amour de Dieu, mettez-vous à couvert !

J’avais quarante-quatre ans, bras en croix au milieu de la rue, demandant aux enfants de cesser de courir, de marcher, de se mettre à l’abri derrière les portes.

— Et l’IRA ? Elle est où l’IRA ? Pourquoi elle ne défend pas notre rue ?

Une dame, en robe de chambre sur le pas de sa porte.

— Qu’est-ce que tu fais au milieu comme ça ? Tu joues les épouvantails ? a crié un jeune en me bousculant.

— Ils arrivent ! Les flics sont là !

Des habitants accouraient de partout pour protéger leurs enfants. Certains avaient des manches de pioche, des crosses de hurling, des tuyaux de métal. Une femme agitait une louche dans l’obscurité. En quelques minutes, Dholpur Lane a été barrée. Une charrette, des matelas, un fauteuil, des gravats arrachés à une ruine, une cuisinière en fonte traînée par des hommes. La première barricade de la nuit. Juste avant celle de Kashmir Road, plus haut, et d’autres après, dans d’autres rues encore. Partout, le bruit de l’émeute. Ce fracas de ferraille, de verre brisé, de coups sourds et de cris.

— Tyrone !

Danny Finley arrivait en courant, une couverture sous le bras, avec six gars de la compagnie C. Il m’a appelé d’un geste. Il était essoufflé. Il s’est agenouillé.

— On tient la rue, Tyrone ! On sécurise et on tient !

Il ne parlait pas, il criait. Il articulait chaque mot à cause du tumulte. Un capitaine de navire, sur un pont balayé par le vent. Il a déroulé le plaid sur le trottoir, juste derrière la barricade.

Un pistolet-mitrailleur Thompson 1921, deux carabines M1, deux revolvers Webley, une grenade et des munitions dans un sac en papier.

— L’IRA ! L’IRA est revenue ! a crié un homme.

Il était debout sur un tonneau, il a sauté à terre, il m’a enlacé en riant.

— L’IRA ! Bon Dieu ! Protégez-nous ! Montrez-leur qui nous sommes !

IRA ! Le cri parcourait la rue. Les gens ne refluaient plus. Ils revenaient à la charge les poings nus.

— Rentrez ! Laissez la rue libre pour les combattants ! a ordonné Danny.

— IRA ! IRA !

Le quartier se foutait de nos ordres. Des femmes ressortaient des maisons, leurs bébés dans les bras. D’autres frappaient des casseroles sur le sol, des poêles, des couvercles de poubelle en fer. Un prêtre courait des unes aux autres, ses prières à la main. Les jeunes ramassaient leurs pierres abandonnées. Une fille a jeté une bouteille enflammée de l’autre côté de la barricade. Nous n’étions que six volunteers mais le ghetto nous fêtait comme une armée de libération. A quelques rues de là, le ciel était embrasé. Des maisons brûlaient dans Bombay Street. Lorsque les gaz sont tombés, la foule s’est précipitée pour étouffer la fumée. Des bassines d’eau passaient de main en main. Brusquement, nous nous sommes retrouvés en plein jour. Le premier blindé venait de tourner le coin, un phare blanc braqué sur notre rue. Le chlore des grenades, la fumée des incendies, un brouillard opaque. J’étais agenouillé, le visage protégé par un torchon. Une fillette découpait une chemise en lanières qu’elle donnait aux insurgés pour se couvrir la bouche. Surgi derrière moi, un gamin a plongé la main sur notre grenade. Je la lui ai arrachée. Il a haussé les épaules et il est reparti en courant.

— Les Fianna ! On évacue les civils ! a crié Danny.

Les scouts ont formé une chaîne famélique. Ils étaient une petite quinzaine, remontant la rue pas à pas en suppliant les gens de rentrer.

Alors Danny a tiré deux coups de revolver vers le ciel.

— L’IRA vous ordonne de vous disperser !

L’IRA vous ordonne ! Nous reprenions la rue ! Nous allions enfin nous battre.

En face, sur un mur gris, un vieux slogan barbouillé de noir grimaçait.

I.R.A. = I-RAN-AWAY !

« IRA = Je me suis enfui ! »

Cela faisait des semaines que la population nous suppliait de réagir. Et nous en étions incapables. Plus désorganisés, plus isolés que jamais. La police et les loyalistes étaient maîtres dans nos rues. Depuis le début de la campagne pour les droits civiques, les catholiques étaient malmenés. Ce que nous demandions ? Des logements décents, un travail, ne plus être des citoyens de second rang. Un homme ? Un vote ! L’égalité avec les protestants. Nous avions les mains nues et des banderoles de draps déchirés. Pour les Britanniques, cette colère était insurrectionnelle. Pour les loyalistes, chacune de nos plaintes était un cri de guerre. Jamais ils ne partageraient le pouvoir. Ils appelaient à la confrontation finale, la grande bataille. Ils allaient enfin chasser les papistes. Nous jeter un par un de l’autre côté de la frontière. Ils avaient nettoyé leurs quartiers. Cette fois, ils s’attaquaient à nos bastions, nos maisons, nos écoles, nos églises.

— Un Etat protestant pour le peuple protestant !

Leurs cris dans la nuit.

Surprise par les tirs de Danny, la foule a reculé. Le blindé aussi. Une marche arrière stridente et le retour brusque à notre obscurité.

C’est alors que le premier coup de feu est parti d’en face. Puis le deuxième.

— Balles réelles ! Les flics tirent à balles réelles !

J’ai pris la thompson. Je me suis accroupi derrière la barricade. Les cartouches tremblaient entre mes doigts, elles dérapaient sur l’acier du chargeur. Je l’ai approvisionné jusqu’à ce que le ressort se cabre. Vingt balles. J’ai compté le restant dans le sac, neuf autres. Pas même de quoi recharger jusqu’à la garde.

Ils tiraient toujours. Danny s’est assis lourdement à côté de moi.

— Ça ne colle pas ! Quelque chose ne va pas !

Il roulait son barillet, remplaçait les deux munitions percutées.

— Ils tirent avec quoi ? C’est pas leurs flingues, ça ! Ecoute ! On dirait du fusil de chasse !

La rue était presque déserte. Des centaines d’habitants avaient pris la route de Ballymurphy et d’Andytown à pied pour se mettre à l’abri. D’autres s’étaient terrés chez eux. Un óglach de l’IRA est arrivé à notre hauteur, courbé en deux.

— Ce sont les loyalistes ! Les flics chassent les gens et ces fumiers passent derrière. Ils nous tirent dessus et brûlent les maisons !

Devant nous, à deux rues, la détonation d’un pistolet. Danny s’est couché entre la charrette et un matelas. Il a tiré deux coups. Puis il s’est retourné. D’un geste, il m’a indiqué l’angle de la rue derrière. Et il a positionné les autres combattants d’un mouvement de doigt.

— Tirs de semonce ! Pas dans le tas ! a crié Danny.

Nous étions sous les pierres et les boulons d’acier. En face ils avaient des frondes. Leurs bouteilles incendiaires frappaient nos façades. Je me suis levé. J’ai calé le Tommy gun contre ma hanche. J’ai tiré à mon tour. Rien. Le choc de l’acier. Je me suis couché sur le dos. Sécurité oubliée. J’ai levé le cran sur « feu ». Je suais. Je tremblais encore. J’étais un bloc de peur et de haine. Ils étaient en face. Je les voyais. Une petite foule, des torches, leurs cris. Les brûleurs de sorcières, les diables de catéchisme. Une ombre semblait danser au milieu de la rue, un fusil à bout de bras. Ils brisaient les vitres, les portes. La police laissait faire. J’ai tiré pour tuer. Quatre balles sèches, presque une rafale. Tiré dans ce tas d’ombres vives. J’ai été surpris par la violence de l’arme. Elle avait glissé contre ma cuisse. Je l’ai reprise en main. De l’autre côté de la rue, nos hommes ouvraient le feu à la carabine. Danny était sur la barricade, il visait la nuit au-dessus des têtes. Soudain, des capsules de gaz sont tombées tout autour. J’ai reculé dans la fumée blanche, les yeux brûlants, le ventre retourné, la gorge écrasée. Plus d’air. Plus rien. Le fond de l’eau. J’avais la bouche grande ouverte, la poitrine frappée à coups de poing. Je mourais. C’est ça, mourir. J’aurais dû garder de l’air dans un coin de ma joue, de mon nez, dans ma poche. Et puis le choc. Un coup violent à la tempe. Un autre à l’épaule. Balles, cailloux, je n’ai pas su. J’avais baissé mon pistolet-mitrailleur. Je l’ai relevé. J’ai voulu l’assurer contre ma hanche. J’ai toussé. J’avais du sang dans les yeux. J’ai pressé la détente. Je crois. Je ne sais plus. J’ai entendu mes tirs. J’ai vu le feu de l’arme. Danny est tombé. J’étais derrière lui. A vingt mètres. J’ai tiré trois fois et Danny est tombé en avant. Il s’est relevé. Il s’est retourné, m’a regardé bouche ouverte. Il a eu un geste. Il ne comprenait pas. Il était stupéfait. Il a lâché son revolver. Il a porté les mains à sa poitrine. Il a glissé le long du matelas sur le ventre, heurtant le sol de son front. La lumière blanche du blindé a éclaboussé la rue. J’étais debout. Danny était couché. Je suis tombé à genoux.