— Ils ont eu Danny !
La voix de l’un des nôtres. Je ne sais plus qui.
— Et Tyrone est touché !
Des bras m’ont relevé. Je n’ai rien. Je suis vivant. Je n’ai rien. Je murmurais pour moi. Une main m’a enlevé l’arme. Derrière la barricade, le blindé reculait en hurlant du moteur. Plus un tir. Plus une pierre. Juste le souffle coupé. L’odeur de l’incendie. Les cendres grises qui volaient dans le ciel. Les cris des femmes et des hommes.
— Assassins ! Assassins !
Des pierres d’enfants pour rien, qui picoraient l’acier de l’automitrailleuse.
— Tyrone ? Tu m’entends Tyrone ?
Je n’ai rien. Rien du tout. J’ai tué Danny Finley. J’avais fermé les yeux. Je me laissais emmener. Je n’étais pas blessé. Pas pour de vrai. Ce n’était que des pierres. L’air m’était revenu. J’ai été traîné sur le sol, porté par les bras et les jambes, puis hissé sur un dos d’homme. Une porte. Un salon. Un canapé. J’avais quelque chose sous les reins, comme un jouet d’enfant oublié. Quelqu’un a installé un coussin sous ma tête. Une main derrière ma nuque. Un linge tiède sur mon visage, l’eau d’un verre contre mes dents closes. Le liquide glacé dans le cou, qui file jusqu’à l’épaule comme un serpent. J’ai tué Danny Finley. La fièvre. Je me suis remis à trembler. Dans la rue, un haut-parleur policier crachait ses ordres. J’ai revu le regard étonné de Danny. Il est tombé en avant. Il a été touché dans le dos. Son frère a été tué par les loyalistes, il a été tué par un républicain. Le 14 août 1969, j’ai assassiné Danny Finley.
C’était la fin de nous. Et aussi la fin de moi.
*
Je suis resté presque une semaine au lit. Des Fianna et des hommes de la brigade de Belfast se relayaient au coin de la rue pour faire le guet. A mon chevet, jour et nuit, Jim O’Leary, un ingénieur artificier du 2e bataillon. Lorsque j’ai ouvert les yeux, il m’a souhaité la bienvenue, comme sur le seuil de sa maison. Jim était un proche. Sa femme, Cathy, aimait Sheila comme une mère.
Le troisième jour, j’ai bu une tasse de thé et mangé un demi-toast. Je n’étais pas chez moi. Je ne connaissais ni la chambre, ni Lise, la dame âgée qui me soignait. Le quatrième jour, j’ai su que maman, mon frère et mes sœurs avaient pris la route de l’exil. Sheila les avait emmenés chez une tante à Drogheda, de l’autre côté de la frontière. Róisín, Mary et Áine pleuraient. Elles ont dit qu’elles ne voulaient plus s’enfuir comme ça. Sara a vomi pendant tout le trajet, petit Kevin s’est caché dans l’atelier pour ne pas s’en aller. Maman leur a dit qu’ils n’iraient pas plus loin. Juré. Ils avaient quitté Killybegs, ils avaient été chassés de Sandy Street, de Dholpur Lane, leur chemin de croix s’arrêterait à Drogheda. Lorsque Sheila lui a demandé si elle reviendrait à Belfast un jour, lorsque tout serait calmé, ma mère s’est signée en disant qu’elle n’y retournerait que lorsque le Christ-Roi y entrerait en Majesté.
Seule Sheila a alors repassé la frontière.
Il y avait eu des émeutes partout dans les villes. Pour la première fois depuis la guerre, Londres avait déployé l’armée britannique en Irlande du Nord. Pas la police, pas les « B-Specials », pas les supplétifs armés nord-irlandais, mais les Britanniques, les vrais. Le régiment royal du pays de Galles avait pris position dans Falls Road, m’a expliqué mon hôte. Les habitants du quartier offraient du thé et des biscuits aux soldats. J’ai levé les yeux.
— Du thé et des biscuits ?
Elle a souri.
— Ils n’ont rien à voir avec des tueurs.
En arrangeant ma couverture, elle a dit qu’ils avaient évité le pire. Que sans eux, les loyalistes nous chassaient ou nous tuaient tous.
J’avais la bouche sèche, la gorge en carton. J’ai demandé.
— Et Danny ?
La femme a levé sur moi des yeux magnifiques. Un regard de fierté et de compassion.
— Il sera enterré mercredi.
Elle s’est assise sur le rebord du lit. Elle souriait tristement.
— Bombay Street n’existe plus. Tout a brûlé. Si notre rue est intacte, c’est grâce à lui et grâce à toi.
La porte s’est ouverte. Deux hommes. Je connaissais le plus grand, un officier de notre état-major. Jim s’est mis au garde-à-vous.
— Laisse-nous, Lise. Et toi aussi, O’Leary.
Il a attendu que la porte soit refermée. J’avais le ventre en plomb. Je manquais de vent marin. J’ai pensé à Tom et à son asthme. L’officier s’est assis à son tour sur le lit. Je l’ai regardé. Il fouillait mes yeux. Il a inspiré longuement.
— Je sais ce que tu ressens, Tyrone.
Je n’ai pas répondu. J’ai laissé le silence prendre ma place.
— Quand l’un des nôtres tombe, celui qui était à ses côtés se demande toujours pourquoi il est vivant.
Il regardait la petite pièce. Les rameaux séchés derrière le crucifix, le portrait d’un chat blanc dans une corbeille de laine.
— Il n’y a pas de justice dans la mort, Tyrone. Danny est tombé, cela aurait pu être toi.
Il m’a regardé de nouveau. Sa main sur la mienne.
— Et tes questions seraient les siennes.
Puis il s’est levé, lentement. Il est allé à la fenêtre, soulevant le rideau d’un doigt. Il me tournait le dos.
— Tu sais ce qu’il s’est passé, dans Dholpur Lane ce jeudi 14 août 1969 ?
J’ai tué Danny Finley de deux balles dans le dos.
— Tu ne sais pas ? Cette nuit-là, l’IRA a montré qu’elle était capable de défendre un quartier. Qu’il faudrait à nouveau compter sur notre résistance.
J’ai tué Danny. C’est moi. Je toussais, je ne voyais rien. J’ai tiré. Mal à la tête. Mes yeux avouaient. Mon visiteur n’écoutait que sa voix.
— Vis avec son courage, pas avec sa mort.
Tais-toi. Sors, toi et l’autre. Sortez de la pièce.
— Ton combat sera ta revanche, Tyrone.
Il m’a tendu la main. Il ne savait pas. Personne ne savait. Dans l’obscurité, dans la fumée, dans le tumulte, seuls Danny et moi étions face à face. Personne n’a vu son regard au moment de la mort. J’ai inspiré tout l’air de la pièce, et aussi celui de la rue, du quartier, de mon pays jusqu’aux bruines salées du quai de Killybegs. Il m’a fait un signe de la main, un salut élégant. Cordial et fraternel. Quelque chose qui me disait vivant. Il ne saurait jamais. Ni lui, ni l’autre, qui levait la main à son tour.
— Tu as sauvé ton quartier, Tyrone, a dit le deuxième visiteur.
— Danny est un martyr ?
Qu’est-ce qui m’a pris ? Pourquoi j’ai demandé ça ? Des mots trop vite. Je suis resté bouche ouverte.
— C’est un martyr de la liberté irlandaise, oui.
L’officier m’a regardé doucement, tandis que l’autre sortait.
— Et toi, tu es un héros.
*
J’ai d’abord refusé. Je voulais simplement être dans la foule, simplement, un parmi tous les autres. Porter le cercueil. Ne pas aller au-delà. Pendant la procession, des hommes de l’unité sont venus me voir. Leurs mains sur mon épaule, leurs voix comme des prières.