— C’est lui ! C’est Tyrone Meehan !
Des murmures de trottoirs. Des regards éperdus. Des gestes de reconnaissance. A mon passage, deux vieux nationalistes ont rectifié la position pour me présenter les honneurs, doigts à la tempe. Une jeune fille m’a offert le baiser de la survivante. Une autre, un bouquet de nivéoles. Sur les trottoirs, un groupe d’enfants imitait le pas cadencé des Fianna. Pas de Britanniques sur le parcours. Ils étaient postés dans les rues autour, derrière les chevaux de frise, avec leurs « plats à barbe » couverts de feuillage sur la tête.
J’ai d’abord refusé de prendre la parole, et puis j’ai accepté.
Lorsque je me suis avancé au micro, j’ai été applaudi. Longuement, comme on remercie. J’ai tué Danny. Je tremblais. Je n’ai plus cessé de trembler depuis ce jour. La foule était dense et recueillie. J’ai approché mes lèvres du métal.
Des centaines de regards. Sa femme au premier rang. Sheila. Jim. Les autres.
— Danny Finley n’est pas mort !
Applaudissements.
— Danny Finley n’est pas mort, parce que vous êtes vivants !
J’ai regardé les larmes qui me faisaient face.
— Danny Finley n’est pas mort parce que, lundi matin, Mary Mulgreevy est née dans Clonard Street. Parce que, mardi, Declan Curran est né dans Crocus Street. Parce que, ce matin même, Siobhan McDevitt est née à Dunville.
Frissons. Des femmes, les mains jointes. Au premier rang, l’officier qui m’avait visité avait les yeux brouillés.
— Danny Finley n’est pas mort. Il s’appelle Mary, Declan, Siobhan !
Nos drapeaux claquaient au pied de la tribune. Je regardais les visages radieux.
J’ai tué Danny Finley.
— Notre revanche sera la vie de ces enfants !
*
Une femme habillée de rouge s’est levée. Elle a attendu que le silence se fasse. Sur chaque table des dizaines de bouteilles et de pintes vides. J’ai regardé autour de moi. Je les connaissais tous. Jim O’Leary l’artificier qui veillait à mon chevet, et Cathy sa femme. Pete « le tueur », Bradley, les frères Sheridan. Chaque fois que je croisais un regard, une bière se levait en hommage. Mike O’Doyle, Eugene « l’Ourson », des visages taillés par la prison. Ils y entraient, en sortaient. Ils patientaient entre la vie et la mort.
La femme en rouge a porté le micro à ses lèvres.
— A brave son of Ireland was shot on Dholpur Street tonight…
Les bières ont été reposées sur les tables. Dès les premières notes, le silence du pub. Juste cette voix, accompagnée par des dizaines d’autres, comme une foule qui se met en marche. La femme s’est tournée vers moi. Tous les regards aussi. C’était pour Tyrone Meehan que les habitués du Thomas Ashe chantaient « La Ballade de Danny Finley », mort il y avait un an jour pour jour. Cette chanson avait été écrite une semaine après sa disparition, puis publiée dans les journaux républicains et reprise en chœur dans tout le pays. Des amis l’avaient entendue dans un pub à Londres, dans un bar irlandais de Chicago, où les Américains pleurent en chantant l’exil. Alors je l’ai fredonnée aussi.
Au refrain, la salle s’est levée.
— Slán go fóill mo chara…
Adieu, mon ami…
J’avais repoussé ma chaise. J’étais debout, au milieu de la grande salle, les mains le long du corps et les poings serrés. Danny Finley avait rejoint ses héros morts. Pearse, Connolly, Thomas Dunbar, Tom Williams. Il les chantait souvent, et c’est lui que nous chantions désormais. J’ai senti la main de Sheila sur mon bras. Jack était là, contre moi. Tout juste neuf ans. Il me regardait, il regardait la foule. Ma vie entière, je garderai de lui cette image de fierté.
J’ai levé la main aux applaudissements. Je me suis assis. D’autres bières se serraient devant moi. La Guinness de mon père avait le goût du malheur. Depuis un an, j’étais comme mort. Mon nom avait trop circulé pour reprendre les armes. J’étais en retrait. C’était provisoire, mais nécessaire. Le jour, les casquettes se levaient sur mon passage, les sourires, la chaleur des mots. La nuit, Danny me regardait. J’avais tenu un an. Je tiendrais ma vie entière. Il était trop tard pour parler. Avouer à qui ? Au père Donovan ? A l’IRA ? A Sheila ? A Jim ? A mon fils qui vit de moi ? A qui ? Et pourquoi ? Pour le repos de mon âme ? De mon cœur ? De mon ventre ? J’avais tué Danny et je l’avais caché. J’ai porté son cercueil, j’ai honoré son nom, j’ai crié vengeance. Il était trop tard pour dissiper les fumées de Dholpur Lane. J’étais douloureux, honteux et seul.
Vers minuit, Franck Devlin et sa femme sont venus me serrer la main. Tout le monde l’appelait Mickey. Il avait son sourire. Il m’a tendu un stylo.
— Merci Mickey, pas ce soir.
— Tu n’en auras pas besoin ? Sûr ? Tu as le tien ?
Depuis 1942, chaque fois qu’il me croisait, il faisait un clin d’œil et me tendait son stylo. Personne ne comprenait ce geste devenu légendaire. C’était un secret, juste entre lui et moi. Mickey m’avait démasqué il y a vingt-huit ans, et il en profitait toujours. Ce n’était pas méchant, une taquinerie de gosse. Et moi je rougissais. Il a posé la main sur mon épaule.
— Quel chemin parcouru, hein ? m’a-t-il dit avant de rejoindre sa table.
J’ai levé le verre à mon tour, à hauteur des yeux pour le saluer.
C’était à Crumlin, le lendemain de mon arrivée. La première prison de ma vie. Avant d’être enfermé, j’ai demandé à aller aux toilettes. J’avais gardé un morceau de crayon dans ma chaussette, une poussière de mine enrobée d’un éclat de bois. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis cru dehors, derrière la porte close d’un urinoir de pub. Le mur était gris sale, j’ai écrit « IRA » en belles lettres. Et je suis entré en cellule.
Le lendemain, notre division ne parlait que de ça. Un immense éclat de rire. Mais qui ? Qui avait bien pu se revendiquer de l’IRA alors que tout le monde était là pour ça ? Qui s’était cru dans une pissotière dublinoise ? Qui avait fait le malin pour effaroucher les vessies à venir ?
Mickey s’occupait de notre linge. Il a trouvé le crayon, oublié dans le revers de mon pantalon. Je lui ai fait promettre. Alors il a promis. Mais pour lui, Tyrone Meehan sera toujours le gamin de Crumlin, qui s’est revendiqué de l’IRA sur un mur de chiotte, parce qu’il était le seul à ne pas appartenir à l’armée secrète. Franck veillait sur ma jeunesse.
Ce soir-là, dans mon club, je me suis senti chez eux. Pas chez moi, chez eux, pour la première fois. Entré par effraction dans la beauté des braves.
— On y va, Tyrone. Tu mets ta veste ?
Sheila était debout. Jack endormi sur la table, la tête dans ses bras.
Le Thomas Ashe se vidait lentement.
— Salut, Tyrone !
— Dieu te garde, Meehan !
Chaises empilées, tables traînées sur le sol, bruit des verres entassés, rideau de fer du bar qui se baisse bruyamment. Rumeur d’ivresse, de rires, de bière, de voix trop fortes. J’ai mis ma veste. Ma casquette. J’ai traversé la salle en titubant. Sur un mur, un portrait encadré de Danny, barré d’un crêpe noir. Je me suis arrêté. La lumière brusque des néons éclaboussait son regard et son front.
Lieut. Daniel « Danny » Finley
1924-1969
2nd Bat C. Company
Óglaigh na hÉireann
Ses yeux étaient levés. Il ne me regardait pas. Il avait décidé de me laisser en paix. J’ai senti la main de Jack dans la mienne. Nous sommes sortis dans la nuit. L’odeur de pluie. J’ai remonté mon col de veste, j’ai regardé la rue, les maisons basses, les fenêtres noires, les ombres lourdes qui rentraient d’ivresse. J’ai quitté la main de Jack. J’ai levé le poing. J’ai hurlé.