Выбрать главу

— J’entends.

— Non ! Tu n’entends rien ! Tu ne comprends rien ! Tu ne peux pas savoir ce que ça fait de se retrouver sans père, sans mari, sans plus rien ! Mon père ? C’était Tyrone Meehan ! Le grand Tyrone ! Héros de merde, oui ! On lui avait donné notre amour, notre confiance, notre fierté. On t’a tout donné ! Et tu as trahi ceux qui t’aimaient, ceux qui te protégeaient ! Tu te souviens quand j’étais gamin, chaque nuit je t’aidais à barricader notre porte d’entrée pour que ces salauds n’entrent pas dans notre maison. Et ces salauds, c’était toi.

— Je t’entends.

— Tu sais comment ils t’appellent à Belfast ? « Cet homme ». C’est tout. Plus personne ne prononce notre nom. Nous sommes les parents du traître.

— Je le sais.

— On va faire quoi, maman et moi ? On va faire comment ?

— Vous allez continuer sans moi.

— Il n’y aura plus jamais de lumière chez nous.

J’ai baissé la tête. Depuis ce matin, un vieux proverbe cognait mon ventre. « Y a-t-il une vie avant la mort ? » Tom Williams nous l’avait enseigné pour garder espoir.

Jack s’est dirigé vers la porte.

— J’ai besoin de toi, mon fils.

Il est resté face au loquet, à la serrure, aux doubles chaînes que j’avais installées. Il me tournait le dos, épaules tombées. Son soupir. Le silence. Il a duré longtemps, ce silence. Il a posé son poing sur le mur et enfoui la tête dans son bras. Il n’a pas pleuré.

— Je ne peux pas. C’est trop douloureux. C’est trop dégueulasse ce que tu nous as fait, papa.

— J’ai besoin de vous.

Il s’est retourné une dernière fois. Il était beau comme la colère. Je savais qu’une fois la porte passée, il ne reviendrait plus. Alors je me suis levé à mon tour. J’ai cherché une phrase, un mot. Il est sorti dans le givre. Debout sur le seuil, les mains dans les poches, écrasé par la forêt.

— Jack ?

Il a haussé les épaules.

— Je t’aime.

Je n’avais plus que ça.

Il m’a regardé, sidéré, tête penchée sur le côté comme lorsqu’il était enfant.

— Je t’aime, j’ai répété.

Il a froncé les sourcils. Il semblait ne pas comprendre. A reculons, il a pris le chemin qui mène à la route. Sans un mot. Il est parti de face. Il quittait la maison, son enfance, le vieux puits, la flamme caressante des bougies, les lutins, la forêt, il quittait le village de ses ancêtres, son père, toute l’Irlande que je lui avais donnée. Il marchait les bras écartés. Il trébuchait sans voir. Mon enfant, mon fils, mon petit soldat. Il pleurait. Il était bouche ouverte en masque de souffrance. Il fuyait. Il se sauvait de moi. Ses pas craquaient le bois, la pierre, la terre gelée. J’avais posé une main sur le glacé du mur, je ne pouvais plus rien. Ni pour lui, ni pour moi. Je n’étais même plus traître. J’étais mort. Et lui aussi. Et nous tous. Et tous les autres à venir. Je n’attendais plus rien. Et je ne savais plus où était notre drapeau.

12

Le 20 octobre 1979, j’ai été condamné à quinze mois de prison. Un mouchard du quartier m’avait dénoncé. Pour des raisons de sécurité, le type a déposé devant le juge, dissimulé par un rideau. Seule sa voix contre moi.

— Meehan a frappé le jeune en lui disant que l’IRA punissait les dealers. Que s’il revenait dans le ghetto avec sa came, il lui mettrait une balle dans le genou…

J’ai fermé les yeux. Je connaissais cette façon craintive de parler. Peut-être Paddy Toomey, corrigé par nos gars parce qu’il avait massacré sa femme en rentrant du pub. Ou Liam Moynihan, qu’on avait condamné à quitter le quartier après une tentative de viol. Je me suis penché légèrement. J’ai cherché à savoir. Une épaule de tweed, une ombre de bras derrière la tenture…

— Redressez-vous, Meehan.

J’ai fait un geste vague. Nous passions les uns après les autres devant ces diplock courts. Un seul magistrat, pas de jurés, témoins dissimulés. M’envoyer en prison pour avoir menacé un dealer ? Les Britanniques étaient loin du compte. Notre armée était restructurée, organisée en unités closes. Je souriais au magistrat. Il évitait mon regard. Après avoir été responsable du 2e bataillon, puis de la brigade de Belfast, je venais de rejoindre l’état-major de l’IRA. Le petit bonhomme en noir ne se doutait pas qui il jugeait. Quinze mois ? Un cadeau. Et une horreur, pourtant.

*

Depuis le 1er mars 1976, les républicains et les loyalistes emprisonnés avaient perdu leur statut de prisonniers de guerre. En une nuit, par la violence des lois spéciales, nous étions devenus des bandits. Et devions porter le costume carcéral des droits-communs. Le 14 septembre 1976, en arrivant à la prison de Long Kesh, Kieran Nugen a exigé de rester nu dans sa cellule. Il s’est enveloppé dans ses couvertures de lit. Il avait dix-neuf ans. Et ce fut le premier d’entre nous. Un deuxième l’a suivi, puis un troisième. Franck « Mickey » Devlin, l’homme au stylo, fut le neuvième…

En mars 1978, battus chaque fois qu’ils allaient à la douche, les gars ont brisé leur mobilier et refusé de sortir des cellules. En représailles, les gardiens ont tout vidé, ne laissant que les matelas sur le sol. Quelques jours plus tard, ils n’ont plus sorti les tinettes. Lorsqu’elles ont débordé, les soldats républicains ont décidé de pisser par terre, de chier dans leurs mains et de répandre leurs excréments sur les murs. Lorsque je suis entré au bloc H4 du camp, le jeudi 1er novembre 1979, cela faisait trois ans que trois cents camarades étaient nus dans leurs couvertures et vivaient dans leur merde.

*

Je n’avais pas tremblé depuis longtemps. Devant les cinq gardiens, j’ai enlevé mes vêtements sans un mot, sans un regard. J’ai pensé à Jack, à mon gamin, qui était entré dans cette pièce cinq mois plus tôt. Un miroir était posé sur le sol. Je me suis accroupi sans qu’ils me demandent rien, l’anus ouvert avec mes doigts. J’avais cinquante-quatre ans. Les matons étaient plus jeunes que moi. L’un d’eux m’a tendu le vêtement carcéral, soigneusement plié, bleu pétrole à galon jaune. J’ai regardé le gamin dans les yeux et j’ai craché sur le tissu.

Les gardiens n’ont pas aimé mon geste. J’ai été battu. Ils m’ont jeté nu en cellule, d’un coup de pied dans les reins. Mon front a heurté le sol, ma pommette. J’étais couché sur le ventre, je me suis assis avec peine. J’avais le pouce foulé, deux côtes fêlées. Je saignais de la bouche et du nez. Un filet brûlant coulait dans ma nuque. Le dessus de ma tête était abîmé. J’ai passé la main. Une morsure. Un copeau de chair manquait. Ma jambe gauche s’est mise à trembler. J’ai enlacé mon torse. Il faisait froid. J’ai regardé la cellule. Dans un coin, une guenille d’homme, enfoui dans sa paillasse.

— Jack ?

Je n’ai pas reconnu ma voix. Comme un grincement de porte.

J’ai eu peur que ce soit lui, et je l’ai espéré. Ce n’était pas mon fils. C’était un autre fils. Il a tourné la tête, s’est levé lentement de son coin de cellule. Il était très jeune, mince ou maigre, plus gris que pâle, une barbe en désordre et les cheveux sur les épaules. Sans un mot, il a pris les couvertures pliées sur le matelas libre, les a déposées sur mes épaules et s’est assis à côté de moi. Alors j’ai baissé la garde. Je ne sais pas pourquoi. Ce geste, peut-être. Cette douceur rugueuse, ce silence d’attention. Peut-être aussi son regard dans le mien. J’ai respiré à petites saccades. J’ai laissé aller le chaud de mon urine. Je pissais. La flaque luisante et tiède grandissait sous moi. Il n’a pas reculé. Elle a atteint son pied nu, l’a entouré, a continué son chemin de pisse sous le lit.

Il m’a tendu la main.